David Antin par Pascal Poyet

Les Célébrations

David Antin par Pascal Poyet

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Antin parmi les poètes1.

 

 

« quel genre de parler est cette histoire pour moi ? »2

 

Lors de notre dernière rencontre, à Genève, en avril 2008, à l’occasion de la publication de Je n’ai jamais su quelle heure il était, j’évoquai avec David Antin, dans un café au bord du lac Léman où nous avait amenés Vincent Barras, les « histoires » dont, sous le titre d’Alphabet Memories (Souvenirs alphabétiques), il avait quelques années auparavant publié un extrait dans une revue américaine et dont il se trouvait qu’il évoquait l’origine dans le « poème parlé » qui donnait son titre au livre que je venais de traduire.

 

C’est pour une installation au Musée d’art contemporain de Los Angeles que David Antin avait eu besoin de rassembler une série d’histoires, chacune construite autour de et avec un mot tiré au hasard d’un dictionnaire. Ces histoires étaient les premières d’une installation interactive dont le projet était de collecter, de la part des visiteurs de l’exposition, le maximum d’histoires autour de et avec ces mots imposés. Je me souvenais qu’il avait choisi de faire figurer l’une d’elles sur le carton d’invitation imprimé à l’occasion de sa venue au Centre international de poésie, à Marseille, en 2000 ; il en avait alors parlé comme de son nouveau travail et, dans une note accompagnant celles publiées la même année dans la revue Chain, les avait présentées comme un travail en cours. Il avait pour l’installation réuni quarante histoires autour de douze mots correspondant à douze lettres de l’alphabet, mais son intention était de traverser trois fois le dictionnaire et de réunir 234 histoires.

 

J’avais traduit et j’allais traduire des montages différents d’histoires du même genre (publiées chez contrat maint) et j’étais intéressé par la façon qu’avaient ces montages, non loin de l’articulation des « poèmes parlés », de fonctionner comme des « récits ».3 Et puis j’avais par ailleurs, quelques années auparavant, confié à David d’avoir été amusé de lire dans l’une de ces histoires (parmi les « huit pour John Baldessari ») qu’un personnage nommé Jack gagnait le jackpot en jouant au blackjack. David — facétieux ? — m’avait répondu : « Mais je suis quand même un poète ! » (en français dans la conversation).

 

J’étais alors (je reviens en 2008) en charge d’un atelier de traduction et j’avais demandé à David de bien vouloir me faire parvenir les histoires d’Alphabet Memories pour en faire le texte de l’atelier. Quoique ce travail fût inachevé, David finit par m’en envoyer un certain nombre. Traduire collectivement ces histoires qui se révélaient d’une grande précision formelle, leur registre de langue familier (« colloquial », le registre de la conversation auquel David Antin tenait par-dessus tout), leur économie digne d’un « témoignage » objectiviste et leur humour post-moderne, fut, comme je l’avais pensé, riche d’expérience et de réflexion. M’intéressait particulièrement le fait qu’elles étaient non pas à proprement parler écrites mais retranscrites, non pas à partir des seuls souvenirs de leur auteur mais aussi de son souvenir des souvenirs d’autres personnes.4 C’était autant de points communs avec les « poèmes parlés » dont elles m’ont paru être les « discrètes » cousines.

 

À propos de ces histoires David me confia enfin (je reviens à Genève) qu’il voulait parvenir à écrire quelque chose « autour de rien ». Quant aux mots obligatoires autour de et sur lesquels chaque suite d’histoires est construite, insistant pour ainsi dire d’une histoire à l’autre, il ajouta qu’il les considérait comme « un genre de rime ».

 

………

 

Souvenirs alphabétiques (Extraits)

 

Accumuler

 

1.

 

Dans une relation les vrais sujets de mécontentement s’accumulent tandis qu’on ne prête pas attention aux petites choses comme qui a sorti les poubelles, qui a perdu les clés de la voiture, ou qui a dilapidé le compte en banque. Mais à la fin… Mon précédent mariage n’a pas survécu à la façon dont j’ai coupé le pamplemousse.

 

2.

 

Ma femme fait partie de ces gens qui ne se sentent à l’aise que dans les vêtements qu’ils ont déjà portés. Au fil des années se sont accumulés dans son armoire des tas de désormais vieux vêtements neufs, des robes, des pulls, des jupes, des vestes et des jeans. Et il n’est pas rare de la voir debout devant l’armoire pousser des cris de désespoir : « Je n’ai rien à me mettre, absolument rien à me mettre. »

 

3.

 

Dans la petite ville du nord de l’état de New York où nous vivions, les hivers étaient très froids, et quand la neige se mettait à tomber c’était un grand réconfort, un manteau blanc nous protégeant de l’automne et de sa grisaille. Mais l’hiver n’en finissait pas et la neige qui gelait sur les routes ou s’accumulait sur les bas-côtés jusqu’à former d’énormes collines finissait par devenir désagréable, glissante ou boueuse, et il tardait à tout le monde qu’arrive le printemps. Mais le printemps était long à venir. D’abord il fallait que le fleuve dégèle, ensuite les arbres et les coteaux seraient nus à nouveau, alors que c’était les coings et la moutarde jaune et le retour les chardonnerets que nous attendions. Pour certains, la vue des arbres nus, c’était plus qu’ils ne pouvaient supporter. Un nouvel automne. Et, au printemps, il y avait toujours une ou deux personnes isolées pour aller se pendre dans leur grange.

 

 

Équilibre

 

1.

 

Mon premier mari était sacrément élégant et il sentait très bon. Il portait toujours des chemises propres, ses cravates et ses chaussettes étaient toujours assorties et en accord avec son costume. Il portait toujours un mouchoir à la poche de sa veste et ses chaussures brillaient toujours. Ce que je ne savais pas, c’était qu’il changeait de sous-vêtements deux ou trois fois par jour et qu’il se lavait les mains et se brossait les dents avant et après chaque repas. Mais ce qui a fait couler notre couple, c’est qu’il équilibrait notre budget toutes les semaines.

 

2.

 

J’avais un ami qui était avocat, et il dépassait toujours les bornes. Une fois, il sortait avec deux sœurs en même temps et aucune des deux ne savait qu’il sortait avec l’autre. C’était un difficile numéro d’équilibriste, surtout pendant les vacances de Thanksgiving ou de Noël, mais grâce à ses nombreux voyages d’affaires, tout était bien combiné, jusqu’au jour où il s’est mis à sortir avec leur mère. C’est ce qui a tout fichu par terre.

 

3.

 

Nous bossions dans une forêt de l’Idaho et nous avons dû franchir une gorge profonde mais étroite. Elle devait faire douze mètres de profondeur et quatre ou cinq mètres de large et, pour la traverser, il fallait passer sur un tronc d’arbre pas beaucoup plus gros qu’un poteau télégraphique. Nous portions tous des bottes à crampons. Cela nous donnait une bonne adhérence et ce qu’il fallait faire, c’était ne pas détacher les yeux du tronc et ne pas regarder au fond. Les cinq ou six premiers gars l’ont franchie sans trop de difficultés, mais le suivant a marché à peu près jusqu’au milieu, a regardé droit en bas, a perdu l’équilibre et a glissé. Dans sa chute, il s’est rattrapé au tronc et s’y est hissé de nouveau, mais il n’arrivait plus à se redresser. Et il m’a semblé mettre une éternité à ramper de l’autre côté.

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1 Le titre de ces lignes reprend celui d’un des textes de David Antin réunis dans Radical Coherency : « Wittgenstein among the poets ».

2 « qu’est-ce que je fais ici ? », in David Antin, Poèmes parlés, tr. Jacques Roubaud.

3 « Faire mouvement, inventer des parcours et des passages inouïs, en acceptant, voire en revendiquant, l’imprévisible et l’inachèvement. » (Emmanuel Hocquard)

4 Je renvoie le lecteur au récit que fait David Antin dans je n’ai jamais su quelle heure il était de la manière dont il a en fait récrit de mémoire et dans l’urgence ces histoires enregistrées des années auparavant, dont les bandes avaient disparu.