Jacques Réda, à contretemps par Jean-Baptiste Happe

Les Célébrations

Jacques Réda, à contretemps par Jean-Baptiste Happe

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Et de  nouveau d’ailleurs, on roule à bonne allure, très
bien,  les aiguillages l’un après l’autre comme le verbe dans
une phrase juste, bientôt le champ qui m’a rappelé le génie
de l’homme et l’énigme de son malheur.



(Les ruines de Paris)








Le 16 novembre 2011, le syndicat des transports d’Ile de France (Stif) convia  les élus des communes traversées par le RER B à un « comité de suivi ». Ceux-ci firent entendre la voix des usagers excédés. Le RERB, modèle de confort et d’efficacité, métronome des cités ayant prospéré au long de ses rails, est devenu en moins de dix ans une véritable ruine. Quelle est la part de responsabilité de Jacques Réda dans ce désastre ? Au contraire des sociétés commerciales qui tâchent de gérer sainement réseaux ferrés et flux de voyageurs, il ne fait guère de doute que le poète exploite pour sa part une inspiration que l’on peut qualifier - pour le moins – de louche. N’est-il pas de ceux qui nichent dans les  Ruines de Paris, vont aux mirabelles et font leur miel d’une décrépitude dont le citoyen ordinaire est l’otage  innocent ? Il y là une fascination esthétiquement douteuse et politiquement trouble qui  reste à  examiner.   

L’individu Réda n’entend-il rien au maintien de la paix civile ? Les paysages qu’il traverse, les tronçons de voies, le mouvement perpétuel et les mélancoliques papyrus de ville qu’il donne à lire sous la ville semblent le rendre à une solitude dont on se demande comment elle pourrait s’accommoder d’une empathie sincère pour l’existence d’une forme collective du quotidien – qui est la définition possible de société et de civilisation. La voix est inquiète, syncopée dans sa bienveillance, le regard est unique. Dans les pas du sinistre Baudelaire, social-traître avéré par un choix d’aphasie tardif et néanmoins coupable, il exalte la possibilité d’une diffraction, autant dire une effraction, entre la foule et les éléments qui la composent. Cette possibilité, tant qu’elle reste inexprimée, reste décente. La plupart des voyageurs du RER B le savent bien, qui  acceptent silencieusement les avanies quotidiennes. Mais à quoi bon l’écrire et l’exhiber, sinon pour démoraliser la foule qui rejoint chaque matin, fleur au fusil,  le front laborieux de la Crise ?
   
Il est vrai que l’individu Réda n’agit pas sans une habileté certaine, machiavélique. Sa prose n’est pas exactement d’un guide touristique. Elle instille des éléments perturbateurs qui font germer, tout en préservant  le poli bonhomme du flâneur, des signaux rappelant le sort de l’individu face à la beauté, à la beauté déchue, face à l’impossibilité de dire, de dire la beauté déchue, et face à la mort. Ce faisant, elle joue sournoisement du risque que son lecteur éprouve des sensations profondes, des réminiscences, des sentiments de gratitude, d’angoisse ou d’harmonie qui l’ôtent du droit fil des rails parallèles le guidant vers l’accomplissement de ce qu’il est raisonnable d’appeler son  devoir. Réda en un mot perturbe le Rythme social. En ouvrant la possibilité d’un rythme individué, intime et concurrent, il insinue depuis un demi-siècle que la vraie poésie de la ville perturbe le Rythme social. En quoi Réda désigne admirablement l’ennemi qui réside en l’écriture.



De temps à autre, des conseillers en communication tentent de se concilier cet ennemi  redoutable. Ainsi, des affichettes imprimées de vers français fleurissent au printemps, dans l’âcre ambiance ferroviaire. Grands et petits et moyens poètes, rimes, vers  libres…Jacques Réda peut-être…Mais quel que soit l’auteur, quels que soient les mots, on se doute qu’elles réjouissent Réda pour ce que leur effet bizarre se retourne singulièrement contre elles.  Fichées entre deux réclames, les lettres dérisoires suintent l’effort d’un graphisme  gai.  Annexées à l’empire sarcastique du décor du monde, elles dégagent par là une poésie malgré elles, poésie de la terreur et de l’absence : elles creusent l’absence de poésie et, dans cette absence, matérialisent ce que l’attente sotte du transport en commun dérobe au temps : la possibilité d’une joie contemplative. Qui peut faire ça ? semblent-t-elles hurler dans le tintamarre de plomb qui emmène l’usager fonctionnel vers son destin fonctionnel.  Qui prostitue le temps d’exister ? Et l’individu urbain, cet outil policé destiné à faire rouler des trains, ou toute autre affaire, ou rien mais pour sa plus grande souffrance, regarde distraitement ses pieds. Puis lève la tête. Remets dans la poche de son veston le jouet tactile qui ne lui rappelle pas l’enfance. Puis regarde au dehors  la banlieue qui défile ; les  brumes qui s’effilochent sur la meulière, trainent dans le fonds d’une vallée colonisée par d’infimes polygones de béton et finissant par s’évaser et monter brusquement, rejoindre le bleu du ciel mâchuré de fins itinéraires blancs…Orly, au loin. Comme s’épanchent les ombres des gares sur l’énervement des passagers, certain livre entrouvert transforme un proche inaccessible en lointain délicieux. L’hébétude vire à l’ébaudissement. Entre la ville et le ciel, les formes se distendent selon le mouvement des phrases. Et la poésie de Réda, nous transportant dans ces espaces insoupçonnés, provoque des ralentissements préjudiciables à la croissance et aux intérêts suprêmes de la Nation.