Pierre Garnier, un agitateur par François Huglo

Les Célébrations

Pierre Garnier, un agitateur par François Huglo

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Pierre Garnier est mort le samedi 1er février, âgé de 86 ans. Son nom reste attaché (simultanément !) au spatialisme, à l’école de Rochefort, et aux littératures en langues régionales, picarde en particulier. Poète multicartes, ou lisible à la carte ? À chacun son Garnier ? Fréquemment, le lecteur en retient un, exclut les deux autres. Ainsi, l’humanisme linguistique de Jean Rousselot, pour qui le langage est une création collective et continue, ne pouvait-il accepter la suppression de la linéarité syntaxique et l’éclatement du langage en éléments renouvelés, recyclés par leur disposition sur la page. Un récent hommage à Rousselot, Lewigue et Garnier, organisé par la maison de la poésie de Guyancourt, était illustré par des lectures de poèmes « linéaires » de Garnier, sans exposition d’œuvres « spatialistes », dont le parti-pris « expérimental » se heurtait encore à des réflexes d’autodéfense au cours des discussions. Mais non, le spatialisme n’agresse personne ! D’ailleurs, il date des années 60, bien avant la croisade parano de l’ « anci-poésie » contre la « nov », avant même celle de Guy Chambelland contre les moulins « terroristes » des « lincuistres » de Tel Quel (mais qui  et quoi visait-il au juste ? Le savait-il lui-même ? ).

            Les nationalismes font les guerres mondiales, et le spatialisme ignore les frontières. « Pour moi, en 1941, on ne pouvait avoir été que dans la guerre ou dans l’enfance », déclarait Garnier en 1984, au cours du colloque d’Angers sur l’école de Rochefort. Âgé de 13 ans, il sortait de l’enfance, dans une ville, Amiens, détruite dès mai 1940 : « Nous vivions dans des ruines ; il n’y avait de beau dans la vie que les oiseaux et les étoiles, de vraiment présents que les arbres ». Anti-humanisme infralinguistique ? « Les hommes présentaient à l’enfant un visage bien haïssable », dira-t-il lors d’un autre colloque, en 1991 à Angers. « J’avais été poussé sur les bords de l’humanité cruelle dans ce que j’appelais naïvement la nature, parmi les arbres et les oiseaux. C’est à partir de là qu’il faut comprendre mes relations avec l’école de Rochefort, poésie des bords de Loire ouverte sur la terre et le ciel ». La langue picarde, elle aussi, s’éloignait de l’humanité guerrière pour se rapprocher des animaux et, par eux, des éléments, eau et air surtout : l’ « ornithopoésie » (Garnier : un Messiaen typographique ?) trouvera sa version picarde dans « Ozieux » que publiera la revue Eklitra. Si l’internationalisme de Dada est cosmopolite, celui de Garnier est écologiste.

            De nombreux poèmes de Pierre Garnier mettent en scène un enfant qui tient tête à son instituteur. Cet affrontement (frottis de cervelles, dirait Montaigne) décrit bien le rapport d’estime, entretenue par des résistances réciproques, qui liait et opposait Garnier aux poètes dits « de Rochefort », Jean Rousselot en particulier, qui pourrait tenir le rôle de l’instituteur alors qu’il a dû quitter l’école à 13 ans pour gagner son pain, alors que Pierre Garnier, qui gagna le sien en enseignant l’allemand, tiendrait le rôle de l’enfant. Dans son essai « Mort ou survie du langage ? » (Sodi, 1969), Rousselot plaide pour la survie. Mais le spatialisme de Garnier aussi, qui pourrait renvoyer à Rousselot la question qu’il posera en 1991, mais aurait pu poser en 1939, ou à propos de la guerre qui, en 1916 (il n’avait que trois ans) lui ravit son père :

                        « Mais s’il n’y a plus de mots

                            En dehors de ceux qui tuent

                           Pour le droit du pétrole

                           Le devoir de la haine

                           Ou la grandeur de Dieu ? » 

            Si un paragraphe du chapitre que  l’essai consacre au spatialisme a pour titre « Comment peut-on nier cette patrie : la langue ? », Rousselot ne s’érige pas comme Ponge en « patriote de la langue française » Il rejoint Garnier sur le terrain de l’internationalisme. Un traducteur parle à un traducteur : « Je suis désolé d’avoir à contrer un auteur qui est mon ami. Critique oblige. On ne peut, par exemple, enregistrer la prétention du spatialisme à l’internationalisme sans lui opposer que, dans chaque langue, le moindre éclat des signes que l’on pulvérise garde une signification visuelle et sonore strictement nationale ». Les réactions en chaîne des calembours appelés par chaque mot dans chaque langue sont difficilement traduisibles, mais le mot n’est pas l’ultime élément du poème spatialiste !

            Nous ne trancherons pas. La discussion entre ces vieux amis poètes reste ouverte. Je pense à Ilse, au cahier n°22 de la collection « Chiendents », présenté par Jean-Louis Rambour, né comme moi en 1952 : nous non plus, nous ne sommes plus tout jeunes ! Mais nous repartons à l’aventure quand Ilse raconte : « Au début, on rencontrait à Paris Henri Chopin, Bernard Heidsieck, Julien Blaine… Henri Chopin s’occupait depuis 1958 de la revue expérimentale Cinquième saison. Dans le monde il y avait d’autres expériences que nous ne connaissions pas. En 1962, avec Pierre, nous avons fondé la revue Les lettres aux éditions André Silvaire où nous présentions nos poèmes spatialistes et notre « Manifeste pour une poésie nouvelle, visuelle et phonique ». Nous l’avons diffusée en France et à l’étranger, partout où nous le pouvions, par l’intermédiaire des ambassades, des universités. De fil en aiguille nous sommes entrés en contact avec les groupes de poésie expérimentale allemand, autrichien, tchèque, brésilien, américain, japonais. L’américain Emmet Williams qui était résident en France, après lecture d’un numéro des Lettres, nous a contactés aussitôt. Grâce à lui, nous avons rencontré le groupe américain. Les Brésiliens Haroldo et Augusto de Campos nous ont rendu visite à Amiens et nous ont fait connaître les Tchèques. Au Japon, Seiichi s’est d’emblée reconnu dans les propositions de notre Manifeste, au point d’adopter l’expression Poésie spatiale ».

            Pierre et Isle Garnier : quels activistes ! Quels dangereux agitateurs !