Théophile de Viau nous écrit des Enfers. par Jacques Demarcq

Les Célébrations

Théophile de Viau nous écrit des Enfers. par Jacques Demarcq

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Théophile de Viau nous écrit des Enfers«Vous surprendrai-je ? ami, en vous avouant qu'il m'arrive de regretter le cul de basse-fosse de la Conciergerie où les Jésuites m'ont fait croupir deux ans, et dont je suis sorti si éprouvé que j'arrivais ici l'année suivante. J'ai été, non un capitaine, mais un poète d'aventures : j'ai pris la vie comme un jeu de rimes. Or, les Enfers, aussi doux soient-ils, souffrent d'un manque cruel de contradictions, et du peu de place qu'y a le hasard, comme au paradis. Ma seule chance est d'y avoir d'excellents compagnons. Joyce par exemple, après se les être fait lire par Sade, m'a aussitôt prêté Les Versets sataniques. Quel fabuleux conteur que Salman Rushdie : son imagination transgresse toutes les frontières. Pas étonnant qu'il soit condamné à mort, comme je l'ai été à l'aube du Grand Siècle.
Vous me demandez de vous parler de Chantilly. Mais que puis-je vous apprendre sur mon séjour ? J'avais vingt-huit ans, en 1618, lorsque le duc Henri II de Montmorency m'a admis dans sa suite. Il aimait la fête, les femmes, le blasphème, et mon inventivité de poète avait déjà séduit bien des aristocrates.
En attendant, je passais pour le chef des ìlibertins" qui, comme Bruno ou Vanini, assimilaient Dieu à la nature et ne tenaient pas l'homme pour le centre de l'univers. Dès 1619, année où Vanini est brûlé à Toulouse, le parti dévot me force à un agréable exil dans mon Agenois natal. J'ai tenté plus tard de donner le change en abjurant l'ennuyeuse religion réformée dans laquelle j'avais été élevé, mais ce fut aussi vain que d'acquérir la protection de Louis XIII au prix de quelques odes. J'étais trop célèbre, comme je l'ai écrit : mon châtiment pouvait devenir un exemple. Souvenez-vous que mes œuvres ont connu quatre-vingt-huit éditions au XVII ème siècle, contre seize pour Malherbe.
En 1623, anticipant d'un an la remise en ordre du royaume par Richelieu, une cabale se noue. Suite à la publication du Parnasse satyrique, recueil collectif de vers licencieux s'ouvrant sur un sonnet qui m'est explicitement attribué, un plumitif et ses compères jésuites m'accusent d'athéisme. Pur prétexte, évidemment, que ce «Philis, tout est ...tu, je meurs de la vérole...» : les poèmes obscènes étaient de mode, et Mainard, Malherbe, Racan, Saint-Amant en ont écrit des quantités. En fait, ce que les marchands d'espérance au carré ne supportaient pas, c'est mon joyeux pessimisme.
Le 11 juillet, un mandat d'arrêt est lancé contre moi. Des amis me cachent, et Montmorency intervient auprès du roi, qui continuera à me pensionner même en prison, mais ne lève pas le plus petit sceptre. Si bien que le 18 août, alors que la peste sévit dans Paris, je suis condamné par contumace au bûcher. Le lendemain, on me brûle en effigie avec mes livres. Vous imaginez le spectacle! De quoi distraire les gueux de leur misère...
Moi, j'apprends cette horreur à Chantilly, dont Montmorency vient de m'offrir le refuge. Mais il s'avère très vite que des agents du parti dévot rôdent autour du château. Je me résigne donc à fuir à l'étranger, pourvu d'argent par le duc. Vous connaissez la fin : arrêté près de Saint-Quentin, ramené à Paris, et jeté dans le cachot de Ravaillac. L'instruction de mon procès a duré deux ans. En septembre 1625, faute de preuve, ma peine a été commuée en bannissement.
Je n'ai passé qu'une quinzaine de jours à Chantilly. Le duc m'avait logé dans un pavillon du parc, ìl'hermitage", remplacé plus tard par un autre qui, en souvenir de moi, a pris le nom de Sylvie. J'ai en effet donné ce lieu pour cadre à une série de dix odes composée en prison sous le titre La Maison de Silvie, par allusion aux héroïnes des pastorales du Tasse ou de d'Urfé qui plaisaient au public.
Pourquoi, me direz-vous, au fond d'un cachot humide, à la lueur d'une chandelle asphyxiée de ténèbres, aller peindre un éden baroque protégé par la bonne fée qu'est Sylvie ? Pour m'évader, oublier mon oubliette ? J'espère que vous m'avez mieux lu. Je n'ai cédé à des conventions littéraires que pour leur donner un sens personnel. Le Chantilly que je peins est tout le contraire d'un refuge idyllique imperméable au contradictions du monde : plutôt une vivante allégorie des réflexions que m'inspirait ma situation. Dans ce cadre enchanteur, un ami vient me raconter le cauchemar que fut pour lui mon exécution (ode V). Et lorsqu'un regard de Sylvie change les Tritons épiant sous l'eau en daims cornus que la neige affamera, le parc me venge à l'évidence des jésuites qui me poursuivent (ode II). Je suggère au reste combien la pastorale peut devenir ennuyeuse, autant que le futile chant répétitif des oiseaux (ode VII). C'est seulement parce qu'il couve en lui un violent désir de revanche, parce qu'il est empreint de négativité que le chant du rossignol est beau (ode vIII). Certes, il est fluet : ce n'est qu'un chantouillis! mais il monte de la nuit pour répondre aux cris barbares du fanatisme. Ezra Pound, dans son 4e Canto, a évoqué lui aussi la légende de Philomèle violée par son beau-frére Térée avant que les dieux ne la changent en rossignol. Croyez-vous que Pound ait écrit des pastorales ?
Comme vous le voyez, nous lisons dans nos Enfers. J'ai ainsi pu apprécier, jusque dans sa maladresse naïve, le salut que m'a adressé Nerval : «le gracieux nom de Sylvie -, illustré par un bouquet de bois de Chantilly, dans lequel allait rêver si souvent le poète Théophile de Viau». Mais trêve d'honneurs. Savez-vous que nous continuons aussi d'écrire, dans nos Enfers ? Et que j'ai pris plaisir à composer des chansons gaillardes, avec Georges Bataille ? Il s'est hélas opposé à ce que je les communique, prétendant qu'elles terniraient sa postérité de philosophe. À quoi j'ai souri, pensant à part moi : il suffit d'une plume, pour que la contradiction se faufile jusqu'ici.»