Entretien avec Alain Frontier.

Les Incitations

13 nov.
2005

Entretien avec Alain Frontier.

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A l'ocassion de la sortie de son livre "Portrait d'une dame" aux éditions Al Dante (cf. nos Parutions), l'auteur a accepté de répondre à nos questions.


P.L.P. - Pourquoi dans cette édition n'est-il pas fait mention de l'édition TXT d'extraits du livre ?


AF - Les premiers extraits de Portrait d'une dame ont été publiés en feuilleton dans la revue Tartalacrème à partir du n° 21 (juin 1982), donc quatre mois à peine après le commencement de sa rédaction. Je ne savais pas combien de temps durerait l'expérience ni s'il serait intéressant - et possible - de la prolonger. Je voulais faire un essai, voir si le texte ainsi produit était viable. Cette publication en feuilleton me semblait convenir parfaitement à ce type de texte, écrit au jour le jour. Chaque fois qu'ils recevaient une nouvelle livraison, les abonnés avaient hâte d'apprendre ce que cette fois la dame avait bien pu dire... La publication en feuilleton s'est poursuivie jusqu'au n° 40 (avril 1986). Des extraits, plus ou moins longs, ont été également donnés dans d'autres revues (j'en donne la liste - j'espère que je n'en ai oublié aucune ! - en fin de volume, en dessous de la rubrique « du même auteur »).
L'idée de publier le texte intégral du Portrait m'est venue peu à peu. C'était d'abord : Pourquoi ne pas en faire un livre ? Puis : J'aimerais beaucoup en faire un livre. Enfin: Il faut absolument que ce livre existe. J'ai donc commencé à démarcher du côté des éditeurs. Je n'ai essuyé que des refus. Lorsqu'en février 1986 l'ami Christian Prigent m'a proposé d'en publier de larges extraits dans la collection TXT, m'invitant par la même occasion à rejoindre le comité directeur de la revue, tu penses bien que je n'ai pas dit non ! J'étais à la fois reconnaissant et flatté. Mon seul regret était que cette publication fût une publication partielle (il ne pouvait pas en être autrement : pas assez de sous... ). Le livre est paru l'année suivante. En quatrième de couverture, il y avait un texte de présentation de Christian : il a été cité in extenso sur la quatrième de couverture de l'édition Al Dante.


P.L.P. - Comment est née l'idée de ce portrait ?


AF - Par hasard... Marie-Hélène était alors fatiguée (un métier dur et exigeant, les tâches quotidiennes, les enfants, la fabrication de Tartalacrème, tout ça en même temps... ). Elle répétait à tout moment : ah ! que je suis fatiguée ! Ou quelque chose de ce style. Je me suis demandé soudain... j'ai un peu honte d'avouer une chose pareille... je me suis demandé si la phrase qui exprimait cette fatigue, bien réelle au demeurant, était toujours la même. Je l'ai donc guettée au passage, puis notée sur le premier bout de papier qui m'était tombé sous la main. Ce fut pour moi une révélation ! Non seulement la phrase était à chaque fois différente, mais chaque parole, une fois écrite (telle pourtant exactement qu'elle avait été prononcée), acquérait aussitôt, comment dire ? une existence tout à fait extraordinaire, et une très grande beauté. Tu comprends, soudain je voyais la phrase, au lieu que, jusque là, les paroles que Marie-Hélène prononçait devant moi se fondaient aussitôt dans l'air ambiant pour disparaître à jamais, au profit de leur seule signification. C'était cette signification que j'enregistrais jusqu'alors, non la phrase qui la portait - les mots et le réseau complexe des relations grammaticales qui unissent les éléments de la phrase apparemment la plus simple.


P.L.P. - Pourquoi la première citation n'est-elle pas datée ? Quel rôle joue le minutage ? un effet de réel ?


AF - Un effet de réel ? Tu veux rire... Plutôt un souci de vérité. Les deux premières phrases ne sont pas datées, parce que le protocole n'avait pas encore été mis en place lorsqu'elles ont été recueillies. Du reste, les trois ou quatre premières paroles que j'ai prises en dictée avant d'avoir l'idée de ce travail, ont été perdues (les variations sur le thème : je suis fatiguée). Mais très vite, ce protocole ou cette règle du jeu s'est mise en place : la dame dit ce qu'elle a à dire, comme elle le fait habituellement ; l'écrivain (moi) se borne à écouter puis à noter sur son carnet le plus fidèlement possible la phrase qu'il vient d'entendre, suivie, entre parenthèses, de l'indication précise de l'heure (à la minute près). La date et l'heure font partie du constat : tel jour, à telle heure, la dame a prononcé telle parole. Aucune exception, aucune tricherie (sinon l'expérience n'est pas intéressante). Les phrases, écrites à la hâte sur mon carnet, étaient ensuite dactylographiées (à l'époque, il n'y avait pas d'ordinateurs), les unes à la suite des autres. L'indication des heures et des minutes précède chacune des paroles (alors qu'elle était, sur le moment, indiquée entre parenthèses après elle). Leur succession sur une colonne matérialise le temps qui passe. Quant à l'effet, je n'avais pas à le chercher, puisqu'il était déjà là. Toute phrase prononcée par le modèle avait bien sûr un effet sur moi. Sinon, je ne l'aurais pas notée (à peine l'aurais-je même entendue). La succession des phrases sur la page produit à son tour un effet, d'un autre ordre. Cet effet était imprévisible. Il n'était en tout cas prévu ni par la dame qui parlait, ni par l'écrivain qui la notait.


P.L.P. - Dans la première édition, on remarque quelques différences : à la fin par exemple, « Tout ce qui est os me dérange » présente une heure de décalage ...Mieux encore, l'apparition de la citation « Je ne suis pas une pintade » semble avoir chahuté le calendrier et transformé le mercredi 15 à un mercredi 14 novembre !


AF - Lorsque Laurent Cauwet m'a proposé de publier la chose en son entier, j'ai dû saisir sur ordinateur l'ensemble du texte. Je ne me suis pas contenté pour cela de recopier ce qui avait été d'abord dactylographié ou publié. J'ai vérifié chaque phrase en me reportant aux carnets originaux, apportant à l'établissement du texte le même soin qu'un philologue apporterait à l'établissement d'un texte grec ou latin. Les variantes que tu as pu constater ici ou là sont dues à des rectifications d'erreur. Mon souci ne concernait pas l'éventuelle signification des phrases et des enchaînements, mais uniquement la vérité.


P.L.P. - Qu'en est-il de l'effet de censure ? Peux-tu nous livrer une citation interdite ? Tes choix n'ont-ils pas privilégié le milieu artistique au détriment de l'environnement professionnel (la dame ne dit jamais de mal de ses collègues ou élèves, elle ne dit jamais qu'elle va faire pipi...) ?


AF - La question de savoir si Marie-Hélène, lorsqu'elle parle, se censure ou non ne regarde qu'elle. D'une manière plus générale, elle n'a pas à répondre des paroles qu'elle a prononcées, puisqu'elle les a prononcées en privé. Ce n'est pas elle qui a pris la décision de les publier. Donc ta question ne peut concerner que le cadrage effectué par l'écrivain à chaque fois qu'il décide de noter une parole. Ce cadrage, cette décision, ce choix arbitraire est fait sur le moment et de façon définitive. Si la parole n'est pas notée immédiatement après avoir été entendue, elle se perd. Une fois notée, elle ne sera jamais ni modifiée ni supprimée, elle sera recopiée (dactylographiée, saisie sur ordinateur, publiée) telle quelle. L'écrivain agit ici comme un photographe qui aurait décidé une fois pour toutes de montrer toutes les photographies qu'il a prises, et dans l'ordre dans lequel il les a prises.
Je suis loin d'avoir noté tout ce qu'a dit mon modèle. Un certain nombre de conditions doivent en effet être réunies pour que cette exercice de dictée soit possible. D'abord il faut que je puisse matériellement entendre les paroles. Tout ce que dit le modèle en dehors de ma présence échappe à sa dictée (par exemple tout ce qu'elle dit dans son lieu de travail). Deuxièmement, il faut que je sois matériellement en mesure d'écrire. Or j'ai besoin d'une main pour tenir le carnet et d'une autre pour tenir le stylo. Si mes deux mains sont prises à autre chose, impossible d'écrire. Imagine que, lors d'une randonnée en montagne, Marie-Hélène, prise de vertige, perde l'équilibre au risque de s'abîmer dans un ravin (c'est arrivé deux ou trois fois) et m'appelle au secours ; de deux choses l'une : ou bien je lui tends une main secourable, ou bien je sors mon carnet de ma poche pour noter la phrase intéressante qu'elle est en train de prononcer. Il m'est arrivé d'essayer de faire les deux en même temps, mais ce n'est pas facile... Il faut troisièmement être intellectuellement ou psychologiquement capable de le faire. …crire demande un certain recul, un certain détachement par rapport aux circonstances, qui ne sont pas toujours possibles. Imagine un accès de mauvaise humeur et que l'écrivain et son modèle se disputent (cela arrive aux couples les plus unis... ), le jeu ne peut que s'interrompre. Au lieu de noter les paroles, l'écrivain y répond. Il faut enfin que l'écrivain n'oublie pas son projet et qu'il ait envie de travailler... Aucun rapport, tu vois, avec ce qu'on pourrait appeler une censure. Toutefois, si Marie-Hélène avait jamais dit quelque chose de honteux (ce qui ne s'est jamais produit... ) ou qui pût lui attirer les pires désagréments (je n'ai heureusement aucun souvenir d'une telle éventualité), je n'aurais évidemment pas noté sa parole, mon but étant de brosser son portrait, non de la mettre en difficulté ! …crivain, oui ; espion ou délateur, non. Faire pipi n'a rien de honteux. Si le mot ne figure pas dans le Portrait, c'est tout simplement parce qu'il n'a jamais été prononcé. En revanche, Marie-Hélène dit, le 2 avril 1982 à 17 heures 24 : « On va prendre de l'essence tranquillement, on va pisser tranquillement. » Et, quatre jours plus tard à 12 heures 06 : « Pisser dans le gouffre, c'est quand même quelque chose ! »


P.L.P. - Comment s'est prise la décision de l'arrêt dans les eaux saumâtres du port ? Le livre n'eût-il pas été encore plus passionnant si déroulé sur une durée de vingt ans ? (la mort au travail dans les paroles).


AF - J'ai longuement hésité. Valère Novarina aussi était d'avis qu'il fallait poursuivre l'expérience pendant une vingtaine d'années pour étudier l'effet du vieillissement. Un peu comme font Michèle Métail et Louis Roquin : chaque jour, Louis Roquin prend une photo de sa compagne, pour voir comment les traits d'un visage se modifient avec le temps. Or l'exercice qui consistait à noter au jour le jour les paroles de mon modèle (et le mode de vie que cela impliquait) m'investissait entièrement, au point de me rendre impossible tout autre projet d'écriture. J'ai finalement décidé d'y mettre fin. Ce ne fut pas facile. Je me suis dit : je vais arrêter, la chose est décidée. Alors j'ai guetté la phrase qui serait la dernière et qui me semblerait conclure dignement l'ouvrage. Nous étions en vacance à Granville. Nous suivions le chemin qui descend de la pointe du Roc vers la mer. Lorsque nous sommes arrivés en bas, Marie-Hélène a dit (il était 11 heures 01) : « Ah ! voilà les eaux saumâtres du port. » J'ai aussitôt sorti mon carnet de ma poche et j'ai noté la phrase. Ce fut la dernière. J'étais assez bouleversé...


P.L.P. - Comment imagines-tu la lecture de ce livre ? Elle ne peut être linéaire, me semble-t-il, on lit cela comme un tableau.


AF - Je l'imagine un peu différente de celle que nous faisons, Marie-Hélène et moi. Nous ne pouvons pas relire trois phrases sans qu'affluent aussitôt maints souvenirs très concrets, et que réapparaissent le reférent des propos et les circonstances qui les entouraient. Les autres, évidemment, ne peuvent y avoir accès. Leur lecture, en quelque sorte, sera toujours plus vraie que la nôtre. Car le texte n'entend montrer que lui-même, non la réalité à quoi il se référait. Dès lors deux lectures sont possibles. Car le texte lui-même est double. Il est à la fois discontinu (chaque phrase est extraite de son contexte et cadrée) et continu (les phrases se succèdent sans interruption, quel que soit l'intervalle qui, dans la réalité, les a séparées - et qui est rappelé par l'indication précise des dates et des heures). On peut donc lire chaque phrase pour elle-même, comme on lirait une citation ; on peut aussi, négligeant l'indication des heures, enchaîner sa lecture : alors se font jour, plus ou moins clairement, une histoire, avec ses péripéties, un paysage, mais un paysage qui n'est jamais immobile et qui sans cesse se modifie, et une foule de personnages. Moins un tableau, qu'un film.


P.L.P. - La révolte du modèle, « Arrête ! Espèce de vampire ! » (p. 374), est-elle réelle, totalement inventée ou fomentée ?


AF - Je n'ai ni fomenté ni inventé quoi que ce soit. Du reste, je n'en ai pas eu besoin ! Le modèle n'a pas besoin qu'on lui dise de parler pour parler et pour dire, à l'occasion, en quoi cet exercice l'intéresse et en quoi aussi il lui pèse. Elle est, après moi, la première lectrice de ses propres paroles (je lui donne régulièrement à lire la moisson quotidienne). Elle dit : Comme c'est curieux ! J'ai dit cela ? Tout cela ? Et elle rit de la cocasserie des enchaînements. Elle dit parfois : Tu n'écoutes jamais ce que je dis ! Et dans un sens, elle a raison. …couter vraiment quelqu'un, c'est lui répondre. Or au lieu de répondre, je note... Le procédé peut avoir quelque chose d'agaçant. Mais ce qu'elle supporte le plus difficilement c'est de n'avoir, paradoxalement, pas droit à la parole. Ce n'est jamais elle mais toujours moi qui décide, arbitrairement, que telle de ses phrases sera notée et telle autre non (en quoi je suis le seul auteur du livre). Le choix n'est pas négocié entre nous. Le modèle est obligé de s'en remettre à mon tact et à ma bonne foi. Or Marie-Hélène n'est pas femme à se laisser faire et elle a les moyens de répondre à la violence qui lui est faite. Elle est elle-même photographe (le cadrage, elle sait ce que c'est). Elle décide donc (c'est elle, cette fois-ci, qui décide) de photographier l'écrivain en train d'écrire sa parole. C'est sa revanche.


P.L.P. - Ne peut-on établir une différence importante entre les paroles susceptibles d'être retranscrites telles quelles et d'autres forcément retravaillées ?


AF - Aucune phrase n'a été retravaillée.


P.L.P. - La citation du 22 août 1982 à 15 h 15, p. 75 : « Si ça se trouve, c'était une voiture qui cramait. » ...figure-t-elle comme allusion à la plus brûlante actualité ?!


AF - Quand je te disais qu'on ne peut lire une phrase sans lui attribuer un sens !... La question est de savoir qui est responsable du sens. Le modèle ? L'écrivain ? Ou bien le lecteur ? Je te laisse le soin d'y répondre.
Le commentaire de sitaudis.fr Portrait de l'auteur.