Sur l'édition de poésie, entretien avec Lionel Destremeau

Les Incitations

10 oct.
2010

Sur l'édition de poésie, entretien avec Lionel Destremeau

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Auteur et éditeur, est-ce compatible ? Comment êtes-vous devenu éditeur ?

Ecrire et éditer n'est pas incompatible, mais demande une certaine gymnastique intellectuelle (pas toujours évidente) et quelques principes de base : d'un côté, rester au plus près d'une « nécessité » d'écriture dans son travail personnel ; de l'autre, conserver une distance critique face à un manuscrit tiers en évitant de se prendre pour l'auteur que l'on édite. Pour le reste, je m'impose de ne pas m'auto-publier quand j'ai la casquette édition, et quand je porte celle de l'auteur, de respecter le travail de l'éditeur qui me publie.
Quant au passage à l'édition, c'est une longue histoire. Pour certains, tenir le discours de l'éditeur « passeur de textes » est galvaudé, masquerait une sorte de volonté sous-jacente de pouvoir, de reconnaissance personnelle avant tout, etc. Cela peut donc paraître naïf ou à l'inverse faux-cul, mais c'est bien l'idée de faire passer des textes ou des idées, d'être au service d'une œuvre, qui continue de me pousser à éditer autrui. Cela a commencé par les revues (une micro-revue de textes de création, puis Prétexte qui s'attachait à la critique littéraire contemporaine) et s'est poursuivi par une petite maison d'édition. Dans le même temps, et alors que je m'orientais plutôt vers le journalisme, les hasards de la vie m'ont fait entrer aux éditions du Seuil par la petite porte, et j'y suis resté quinze ans.

Quelle est l'histoire de cette collection Poésie au « Points Seuil » ? Quandet sur quelles bases a commencé votre collaboration avec cette entreprise ?

Vers la fin 1998, j'ai commencé à travailler au sein de la collection « Points », domaine fiction et document. C'était alors une « petite » collection de poche (nourrie pour l'essentiel par les grands formats maison, à raison d'environ 90 titres par an). Après le rachat du Seuil, la direction du Groupe a souhaité, en 2005, développer très fortement ce secteur, qui devait passer en deux ans de 90 à 250 titres/an, et ce en dehors des sciences humaines. Il fallait ouvrir de nouvelles collections, soit en re-segmentant la littérature générale, soit en s'ouvrant à des domaines jusque-là inexploités. C'est alors que j'ai proposé la création d'une collection de poésie (entre autres). « Poésie/Gallimard » se trouvait en situation de quasi-monopole : « Orphée » chez La Différence avait fait long feu, et les autres titres de poésie étaient noyés dans les catalogues poche des grandes maisons. Même si le Seuil avait cessé d'en publier depuis longtemps, il y avait un petit fonds de poésie mal exploité : grands formats jamais repris en poche (T. S. Eliot, G. M. Hopkins, etc.), titres disséminés à droite et à gauche (Césaire en Points fiction, Senghor ou Rilke en Points Essais, etc.), ouvrages épuisés. L'idée était, non de concurrencer Poésie/Gallimard (qui se défend très bien depuis 40 ans, avec un fonds plus qu'essentiel) mais de créer un nouveau lieu où rassembler à la fois les textes du fonds maison et publier des ouvrages variés, à raison de 10/12 titres par an.
Le poche suit une économie spécifique (il s'agit la plupart du temps de seconde édition, le prix de vente, les coûts et tirages initiaux, etc.). Cependant, s'agissant d'un genre tel que la poésie, dont le public n'est pas énormément extensible, on ne peut appliquer les règles du grand format ni envisager les mêmes objectifs de vente, amortissement et rentabilité à court terme qu'avec un roman, un polar ou un essai grand public en poche. Il fallait donc parvenir à un équilibre entre des titres de « valeurs sûres » (notamment des auteurs relativement classiques) qui trouveraient assez rapidement leur public et d'autres qui seraient amortis sur la durée. Après quelques mois de gestation, définition du programme, choix du papier, comptes d'exploitation prévisionnels, etc. les premiers titres arrivèrent en librairie en mars 2006. Les ouvrages trouvèrent assez vite leur place sur les tables et s'intégrèrent peu à peu dans les rayonnages poche. En l'espace de quatre ans, l'économie de la collection fonctionnait : quelques locomotives de fonds, des titres intermédiaires qui trouvaient leur rythme de croisière et des titres moins évidents qui permettaient à une œuvre poétique de continuer d'être découverte et accessible au public via le poche.

Quels sont les titres dont vous êtes le plus fier ?Et ceux qui se sont le mieux vendus ?

Je ne peux m'étendre longuement sur les chiffres, mais l'essentiel des titres de la collection ont vite atteint, dépassé, voire largement dépassé leur point mort. Entre mars 2006 et mars 2010, 50 titres parus totalisent plus de 230 000 exemplaires vendus. Parmi eux, une quinzaine de titres se situent entre 4500 et 30000 ex. Si certains furent de belles surprises, il y eut aussi des ventes à 1000 ou 1500 exemplaires. Reste que ce ne sont pas forcément les meilleures ventes dont j'apprécie particulièrement la publication. Par exemple, si l'œuvre poétique de Senghor continue de se vendre très bien, elle existait déjà en poche au Seuil, et sa réédition lui a simplement permis de trouver une nouvelle visibilité. Je suis heureux qu'un titre de Cummings, de Dylan Thomas, de T.S. Eliot, de Malcolm Lowry ou de William Carlos Williams soit disponible en poche, que soient rendus plus accessibles le texte fragmentaire de Mallarmé sur la mort de son fils Anatole, ou les premiers volumes de poésie d'Antoine Emaz qui étaient alors épuisés, que l'œuvre poétique de Césaire trouve de nouveaux lecteurs, que l'on redécouvre les jeux de langage de Perec dans une forme poétique, que le public s'ouvre via une anthologie, à la poésie espagnole contemporaine, à la poésie érotique, aux « chants » des Indiens d'Amérique... bref : pour prendre un dernier exemple, et dans un registre différent, parlons du choix de poèmes de Desbordes-Valmore ; Bonnefoy en avait fait une sélection en Poésie/Gallimard il y a 20 ans. Depuis, l'œuvre de Desbordes-Valmore a été reconstituée et analysée sous un autre jour ; une nouvelle édition, avec un autre choix et un état du texte définitif sous la direction d'une des spécialistes de l'auteur, fut une belle réalisation.

Quel bilan tirez-vous de cette entreprise ? êtes-vous amer ?

L'amertume est trop souvent contre-productive. Aujourd'hui, j'ai quitté les éditions du Seuil et « Points » sans regret personnel. Je n'ai pas le sentiment que le travail accompli sur cette collection fut mal fait. Il y a toujours des critiques possibles, quant à la programmation, les couvertures (éviter de casser la charte graphique en mettant un petit « nounours » en illustration par exemple... ), mais il faut tenir compte des contraintes liées au secteur poche, de la pression commerciale et marketing qui montrent leurs limites sur un genre à longue durée comme la poésie. Le seul regret professionnel serait que cette collection disparaisse totalement après avoir plutôt bien commencé sa vie. Et puis c'est aussi, pour les éditions du Seuil, une belle image d'attention portée à la littérature que de disposer d'un tel lieu de publication de poésie.

Que devient Prétexte ?

Les éditions ont été un peu mises en sommeil depuis le début 2008. Le dernier ouvrage paru fut la réédition d'Holocauste, de Charles Reznikoff, dans une traduction revue par Auxeméry. Je ne parvenais plus trop à tout gérer en même temps, et du coup certains projets sont restés en jachère, notamment d'autres textes d'objectivistes américains. Mais cela va bouger, et j'espère que de nouvelles publications verront le jour l'an prochain.