À livre ouvert de Didier Cahen par Anne Malaprade

Les Parutions

07 juil.
2013

À livre ouvert de Didier Cahen par Anne Malaprade

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« À livre ouvert » : l’appréhension compréhensive réside peut-être dans l’acte d’ouverture, dans cette saisie au moyen du geste par lequel le regard, aidé de la main, s’approche du sens comme signification, direction et destin. Lire c’est ouvrir le livre, le découvrir à soi et à lui-même, le dégager de sa forme, fendre sa couverture, aérer ses pliures jusqu’à rencontrer cette préposition « à » initiale dont on ne reconnaît plus vraiment la teneur ni la fonction. « À » comme avec ? « À » comme contre ? « À » comme pour ? Jean-Luc Nancy choisit, au cours d’une préface interprétant une première fois cette ouverture également musicale, d’associer le « à » au pour : « Pour ouvrir le livre ». But, projet et projection, fin, cheminement, don et adresse. Mais l’ouverture elle-même n’a pas de terme, et déploie un angle qui ne supporte aucune mesure : celle-ci dévoile l’infini comme on ouvre un bal, une marche ou une danse. Il s’agit d’une fête et d’un voyage qui, mélancoliques et radicaux, provoquent cet acheminement vers la parole soutenu par une parole toujours inexpérimentée, toujours expérimentale. L’ouverture engage une lecture qui se poursuit même lorsque le livre est refermé. Un livre ouvert l’est à jamais, pour l’éternité humaine des travaux et des jours : recueil dés-enclos, dégagé, déterré, dés-abîmé. Il a suffi d’affleurer, d’effleurer ce titre, pour que la fermeture soit perdue à elle-même. Tout livre ouvert déséquilibre le néant, et trace sans terme possible les lettres qui portent en elles de quoi se dépasser elles-mêmes.

Livre donné comme ouvert par cette expression, alors même que l’ouvrir peut être (dé)crit comme le mouvement unifiant l’intérieur et l’extérieur, l’impulsion qui met en communication deux espaces, deux expaces ne demandant qu’à progresser au-delà d’eux-mêmes, vers cet Autre qui les escorte. Ouvrir le livre au monde, s’ouvrir jusqu’au livre, provoquer ce contact par lequel il n’y a plus de dedans ni de dehors, d’intra et d’extra, d’en deçà et d’au-delà : je suis dans les mots tracés puis lus, je suis les mots découverts, les signes peuplent mon corps-livre, ma chair verbale, nourrissent mon énergie, de même que ma personnalité entière soutient le livre, l’accompagne, le parle-voit. Et puis l’ouvrir, c’est déjà, comme le dit si bien le registre familier, parler : parler le livre, qu’il soit sur le point de s’ouvrir ou déjà exposé au souffle et à la vue. Ouvrir enfin comme on ouvre un chemin, une voie, un passage : l’écrivain et le lecteur avancent en défrichant, en déchiffrant. Ils ouvrent (et œuvrent) pour découvrir sans jamais recouvrir : discouvrir et traverser, longer, plonger parfois, toucher les mots qu’ils ne connaissent pas mais qui pour certains en savent plus sur nous-mêmes que notre intimité, et nous saisissent, dans l’indivision d’un partage qui réinvente ses modalités à chaque nouvelle lecture.

Lire l’ouverture auprès d’un livre d’ouverture — péri-livre, méta-livre, intra-livre tout aussi bien : Didier Cahen place le livre, le situe dans une série de cercles qui célèbrent l’écrit dans cet objet improbable, le volume, dont le contenu est à la fois contenant, dont le fond est l’apparence, et la surface la profondeur. L’écrit ouvre le livre qui s’ouvre en écriture. Livre ouvert, livre excrit, surexposé : par l’ouverture, l’épanchement du songe réveille la vie du livre, qui se révèle, sous la plume de Didier Cahen, jamais plus ardente que dans la marge ou la note de bas de page, lieux excentrés qui recueillent notes, commentaires, confidences et apartés par lesquels l’écrivain dialogue avec lui-même et monologue avec d’autres, tout en explorant une part de l’Autre telle que l’amitié de la lecture la lui découvre. Dix chapitres entrouvrent la littérature, qui participe d’une double aimantation : celle du poème (« l’art de bien dire ce qui doit être dit, la manière de rien dire quand rien ne peut se dire ») provoquant la philosophie (« un autre droit de savoir […] qui touche à l’intuition de l’autre, à l’expérience des marges, à l’expansion de tout un univers… »), ou de la philosophie tendue jusqu’au poème. Après trois essais, qui esquissent ce triangle (littérature poème philosophie) consacré à la pensée risquée du vertige, Didier Cahen rouvre les livres de six écrivains ayant glissé dans la voie-livre pour y surprendre l’envers de l’expérience, baptisé ici « inexpérience ». André du Bouchet, Edmond Jabès, Jacques Derrida, Maurice Blanchot, Marcel Cohen, Roger Laporte se sont heurtés à cette fracture par laquelle « Tout dire » —  titre d’une conclusion qui n’érige aucun mur, aucun barrage — consiste à tout ouvrir, jusqu’à la casse, l’excès, la rupture. Conçoit-on un Livre pour écrire ce mouvement qui est aussi déchirement ? Un écrivain pour porter cette parole jusqu’au Livre ? Existe-t-il un lecteur, un étranger en nous, pour accompagner cette aventure et cet exil ?

On a toujours plus d’un père ou d’une mère, disait Derrida. On est ce qu’on vit, on devient ce qu’on lit, suggère la prose réfléchissante de Didier Cahen. La philosophie indiscipline le poème, la prose déplace le lieu du vide et creuse l’événement du rien. Celle-ci ouvre la vérité à la loi, à la foi du texte : son avenir à partir d’une parole ancienne et contemporaine, cette « provocation extérieure » à laquelle tout livre ouvert donne voix/voie et liberté. « Accompagner la pensée de demain ! Demain non chronologique, impensable pensée […] ».

 

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