Après les satires de Durs Grünbein par Hugo Hengl

Les Parutions

02 mars
2014

Après les satires de Durs Grünbein par Hugo Hengl

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   Durs Grünbein est susceptible d’éveiller la curiosité du lecteur français ne serait-ce qu’en raison de son impressionnant palmarès de prix littéraires et de la consécration qui a immédiatement suivi son apparition dans le panorama de la poésie germanique, dont il est devenu en une vingtaine d’années un représentant incontournable. Né en 1962 en ex-RDA, protégé de Heiner Müller, Grünbein est vite apparu comme le candidat idéal à l’expression, en poésie, de la période post-réunification, caractérisée par la fin des croyances idéologiques et autres méta-récits, avec deux premiers recueils à la langue rugueuse et incisive et au ton âprement biologico-anthropologique, Grauzone morgens (1988) et Schädelbasislektion (1991).          

   Le recueil Après les satires , de 1999, son cinquième, que l’éditeur Les Petits matins a choisi pour présenter Grünbein au public français, marque un tournant signifiant dans cette œuvre. Sans se départir de sa manière caractéristique d’entremêler macro- et microcosmes, grands événements historiques et détails infimes du quotidien, Grünbein embrasse maintenant des formes traditionnelles, souvent longues, et pratique avec virtuosité une grande variété de mètres réguliers, effectuant pour certains commentateurs une sorte de repli néo-classique. La réception critique allemande, loin d’être unanime, lui reprochera d’ailleurs fréquemment ce nouvel éclectisme formel, souvent proche du maniérisme, ainsi que la posture d’érudition souveraine, délibérément anachronique, qu’il adopte désormais. Le terme « post-moderne » revient régulièrement pour le caractériser. De fait, de manière assez décomplexée, Grünbein n’hésite pas à épouser le réductionnisme biologique d’un Gottfried Benn tout en se payant le luxe d’emprunter des intonations à la Rilke ou Hoffmansthal, dont il semble par ailleurs, d’après ses écrits théoriques, partager la foi inconditionnelle dans le potentiel rédempteur de la poésie. Fin connaisseur (et imitateur) de grands auteurs latins ou encore du Baudelaire des Tableaux parisiens, il met, avec une sorte d’entrain moqueur, au défi le lecteur de dénicher toutes les références et emprunts dont fourmillent ses textes, accompagnant même son recueil d’une sorte d’ébauche ou de parodie d’appareil de notes (p. 286 : « La satire, née durant les festins, est en quelque sorte de chant des repus. Après les satires, c’est quand tout a été ingurgité et dégoisé, le moment du retour chez soi, de la digestion, de la gueule de bois et des élucubrations. »).

    Cependant, ce n’est pas rendre justice à l’ouvrage de Grünbein que de le présenter comme une sorte de cellule de dégrisement post-moderne. Sans doute, il s’adresse à un public averti, rompu aux sirènes de la contemporanéité, ce qui ne veut pas dire qu’on ne pourrait goûter sans bagage culturel supérieur la truculence qui dans les textes d’Après les satires cherche constamment, notamment sous le signe de Juvénal, à sublimer la teneur morose voire macabre du propos. Par endroits, on ne peut qu’être frappé par l’acuité intellectuelle et le sens de l’observation du poète, saisi par son emploi de raccourcis fulgurants et sa manière de télescoper les périodes historiques (on parle souvent à l’égard de Grünbein, en bien comme en mal, de style cinématographique)… parfois certes aussi lassé, voire terrassé par sa culture encyclopédique, étalée de façon ostentatoire, quand l’humour noir fait place à un ton condescendant et désenchanté, déplorant de manière somme toute assez convenue l’indécrottable bêtise et cruauté du genre humain, le consumérisme ou les égarements de l’urbanisme contemporain.

    On peut regretter que l’éditeur français n’ait pas jugé utile de fournir une table des matières complète, se contentant de signaler les trois principales parties, ce qui revient à prêter à l’ouvrage une homogénéité qu’il ne prétend pas avoir, et à inciter à une lecture linéaire, alors qu’une lecture intuitive, plus disparate, convient peut-être mieux pour se familiariser en douceur avec l’écriture de Grünberg, dont l’un des traits marquants est justement de jouer sur une multiplicité de voix et de personnalités auctoriales, héritière en cela de celle d’un Pessoa ou d’un Rilke (dont est d’ailleurs cité en fin de volume l’éphémère « hétéronyme » qu’a été le comte C.W.). Choix éditorial qui tend à gommer que sous le rhéteur compassé et l’auteur un rien pédant de vanités modernes, sourd incessamment dans les textes une inquiétude (voire une intranquillité au sens pessoen) liée à son identité même, qu’un ton péremptoire de surface ne peut suffire à asseoir. Le véritable protagoniste de l’œuvre de Grünbein est bien le langage, soumis à d’incessants changements de rythme, tantôt dérivant vers la prose narrative, tantôt cherchant refuge dans les mètres les plus classiques. Cette langue pose évidemment d’éminents problèmes de traduction, et c’est l’un des mérites des traducteurs (dont on salue au passage la tâche considérable) d’avoir largement réussi à rendre sa théâtralité et son aspect ludique à défaut de toutes ses subtilités rythmiques. S’il était probablement inévitable que la version française ait un aspect plus lisse et plus uni que l’original, on peut néanmoins interroger le parti-pris de littéralité qui souvent donne au texte l’apparence d’une prose arbitrairement découpée en « vers », et regretter par exemple que n’ait pas été rendu sensible au lecteur français l’espèce de toupet qu’il y a à rédiger à l’orée du XXIe siècle des sonnets impeccablement construits (Images rémanentes. Sonnets, p. 244-254). Ne s’agirait-il pas au contraire d’insister sur l’hétérogénéité du dispositif grünbergien pour mettre en valeur sa fragmentation essentielle, dont le prétendu néo-classicisme n’est qu’une facette, et qui par la détresse qui s’y joue fait, presque malgré lui, de Grünberg un personnage attachant ?

Le commentaire de sitaudis.fr

sous la direction de Jérôme Mauche


préface de Georges-Arthur Goldschmidt


postface de Florent Lahache


trad. Françoise David-Schaumann et Joël Vincent


éditions Les Petits matins, 2013


312 p.


15 €

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