Au jour le jour de Paul de Roux par Tristan Hordé

Les Parutions

02 mars
2014

Au jour le jour de Paul de Roux par Tristan Hordé

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  Gilles Ortlieb rappelle que, dans le premier volume de ses carnets, publié en 1986, Paul de Roux définissait ses notes comme « Vérités d'un jour. Vues d'un jour », clair quant à la distance à prendre par rapport au Journal : « La juste distance par rapport à soi n'existe pas. Souvent, c'est elle, bien évidemment, qui se cherche ici. » (cité p. 5) Dans ce dernier volume, il commente sa lecture des carnets de Jaccottet et, par ce biais, définit ce qu'il fait ; il s'agit de « dire, le plus précisément, le plus honnêtement. [...] pour endurer sans s'amoindrir : alors ce ne sont pas les issues de secours qui se découvrent, mais des permis de séjour » (21).

   Le propos implique sans aucun doute « l'insatisfaction de soi-même » (148), mais aussi une rare lucidité ; pour vivre ce qui est à vivre, Paul de Roux sait qu'il faut s'attacher « à ce qui est là » (85) et, chaque jour,  être étonné devant les choses du monde et les noter précisément, c'est d'abord pour mieux comprendre leur « caractère incompréhensible. » (51) Percevoir le plus exactement possible le réel, c'est la condition de notre réveil. Il y a, tout au long des carnets, un souci de ne jamais céder à la fatigue qui conduirait à abandonner la partie : ce qui est devant soi, c'est  « maintenant, tout de suite, ici » (150) que chacun doit l'observer, s'en emparer, en extraire ce qui aide à vivre.

   C'est pourquoi on lira, comme le note Gilles Ortlieb, « le bric-à-brac des journées et des pensées qui les occupent, les distraient ou les taraudent. » (7) En particulier, Paul de Roux apprécie, très souvent, de relever l'état du ciel, et l'on pourrait regrouper, sous le titre "De ma fenêtre", ses descriptions du temps qu'il fait, ce qu'il désigne par : « mes sempiternelles notations météorologiques » (206), en relevant alors sa proximité avec un passage des Géorgiques de Virgile. Ce jour-là, après la brume épaisse du matin, viennent les trouées lumineuses du début de l'après-midi ; ce dernier jour de l'année, passe dans la masse des nuages « une lumière fluide, légère » (145), et quand le ciel est obstinément gris, Paul de Roux évalue les nuances de la couleur qui lui apparaissent « superbe[s], énigmatique[s] ». Si le ciel et ses variations ont une telle place, c'est que le ciel est « toujours prometteur. Promesse d'un au-delà de nos bornes » (153) ; en même temps, dans la ville où les saisons ont disparu, le ciel permet de retrouver, si peu que ce soit, quelque chose de la nature « avec la course des nuages, le vent et la pluie. » (37) et, grâce à la lumière, parfois les arbres encagés « jouent les arbres de la campagne. » (61)

   C'est encore la lumière qui occupe Paul de Roux dans ses séjours (car il s'agit bien de séjours) répétés au Louvre ; il la décrit précisément dans les tableaux du Lorrain, et détermine le lieu d'où elle vient, comparant ensuite avec ce qu'il en est dans la peinture de Poussin, un autre jour dans les paysages de Boucher. Un autre jour encore, ce sera la lumière de Rembrandt, celle de Rubens, d'Hubert Robert. Il est aussi attentif à la couleur, aux personnages, aux visages, choisissant chaque fois une seule œuvre et en relevant les détails, la description (« hygiène mentale », 86) permettant de mieux voir — de mieux voir un tableau et, quand on s'en éloigne, la réalité : ce sont les visites assidues dans les musées qui font que l'on s'attarde à la couleur rouge d'une baraque de chantier ou, au bord de la mer, au « vert foncé de la mousse [qui] contraste avec la teinte noirâtre des algues échouées [...] » (126). L'observation des couleurs, notamment celles du ciel, donnent même un jour  à Paul de Roux l'idée d'écrire « une petite Célébration des couleurs » (130).

   Parmi tous les musées parcourus, le Louvre a une place particulière, réservoir inépuisable d'œuvres et familier comme aucun autre, au point qu'il est devenu pour Paul de Roux un refuge, lieu essentiel pour l'équilibre de sa vie : « mes sentiers, mes bois, mes montagnes perdus » (56). Ce sentiment d'une perte irrémédiable, si discrète soit-elle dans les carnets, affleure ici et là : une odeur de résine, brusquement, le ramène au « pays perdu », le Vaucluse, et le vol des mouettes évoque « un pays lointain, [...] un pays perdu  —  qui englobe campagnes et montagnes inconnues des mouettes.» (160) L'attention à autrui — un visage féminin penché sur des fleurs à la fenêtre —, au discours d'un merle, aux changements dans la ville, l'accord avec telle œuvre de Schumann, de Schönberg, le plaisir de recopier des fragments de textes en lecture (Stifter, Koestler, Montaigne,...), provisoirement écartent les ombres. Plus encore les adoucissent l'écriture et, dans les moments de doute semble-t-il, le poème se substitue à la note (190) :

                                  Jour et nuit

Grande balançoire, ces ondulations,

terre s'étendant en vergers, moissons,

terre levée en buttes et bosquets

à l'horizon qui bleuit, se recueille

sous quelques pâles nuages,

langue ancienne dont nous avons oublié l'alphabet

tracé ici avec une touffe  d'herbe, un poirier,

terre ancrée dans les étoiles, révélées

si t'éveille la hulotte.

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