Bernard Heidsieck, une problématique de l'action par Samuel Lequette

Les Parutions

30 sept.
2009

Bernard Heidsieck, une problématique de l'action par Samuel Lequette

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Les éditions Al Dante publient Poèmes-partitions, Biopsies, Passe-partout - trois livres et cinq CD organisés selon trois grandes périodes - 1955-1965 ; 1965-1969 ; 1969-2004 - qui reconstruisent un parcours poétique unique, et rendent de nouveau (sinon pour la première fois) accessibles certains des textes majeurs qui composent aujourd'hui l'œuvre publiquement achevée de Bernard Heidsieck.

Aspects de la réception et de l'œuvre.

Bernard Heidsieck, « auteur distingué en 1991 par le « Grand Prix national de la poésie » », apparaît désormais comme un classique pour les quelques « bons connaisseurs » de la poésie française récente ; il reste malgré tout, en dehors d'un petit nombre de défricheurs obstinés, tels que Jean-Pierre Bobillot (commentateur attitré de l'auteur depuis la parution en 1996 de Bernard Heidsieck Poésie action), un presque inconnu dans l'Université française, pour laquelle la poésie dite « sonore » est bien souvent associée à des expériences artistiques extrêmes et périmées, situées du côté de la performance et de la scène, non des arts du texte. Cette séparation, qui semble insurmontable à certains, maintient des auteurs tels que François Dufrêne ou Henri Chopin en marge des études littéraires ; tous deux comme Bernard Heidsieck sont absents du découpage des « courants majeurs » de la poésie française entre 1950 et aujourd'hui.
Cette méconnaissance des poésies sonores et de l'œuvre de Bernard Heidsieck peut s'expliquer en partie par l'incapacité de l'Université - liée à la frilosité ambiante et au dispositif magistral - à intégrer dans un corpus d'étude renouvelé, pour les caractériser, les formes et les pratiques scéniques du texte.

De l'œuvre de Bernard Heidsieck, l'on retient la plupart du temps trois aspects remarquables : il est l'un des « initiateurs » de la « poésie sonore » ; il invente une poésie du « quotidien » ; son travail combine de nombreuses investigations formelles sans cèder au « formalisme ».
Mais pour qui n'aura vu et/ou entendu au moins une fois une lecture de l'auteur, ces caractéristiques stylistiques pourront évoquer aussi bien les poètes de la Beat Generation, Francis Ponge ou encore les productions éclectiques et pluridisplinaires de certaines avant-gardes. C'est que, l'œuvre de Bernard Heidsieck, bien qu'elle s'en distingue fondamentalement, nécessite, comme la musique et la danse, une approche en mouvement. On peut, certes, interpréter la poésie de Bernard Heidsieck indépendamment de son aspect sonore et performatif, mais ce serait la réduire au texte et ignorer l'événement dans lequel elle prend forme et vie.
C'est notamment pour cette raison que le témoignage et le récit sont deux genres critiques privilégiés par les commentateurs de l'œuvre. Par exemple dans un texte amical publié le 4 juillet 2009 dans L'Humanité, Gérard-Georges Lemaire écrit :

« Quand je l'ai vu et entendu se produire sur scène ou quand j'ai écouté ses enregistrements, j'ai trouvé en lui un créateur possédant un je-ne-sais-quoi que les autres n'avaient pas et qui a capté sur le champ mon attention. En dehors du timbre de sa voix, qui fascinait aussitôt son auditeur, du rythme de sa diction rapide, un peu saccadée et au bord de la rupture, mais qui ne se rompait jamais, au bord de l'essoufflement, mais ne perdait jamais son souffle, il y avait dans sa démarche le désir de produire du sens et pas seulement une nouveauté (au nom de la sacro-sainte « tradition du nouveau ») par rapport à une histoire héroïque, qui remontait aux futuristes italiens, russes et aux dadaïstes. Chacun de ses poèmes était le véhicule de pensées et donc d'une représentation du monde. [... ] »

L'interprétation s'appuie alors sur une reconstruction de l'événement et le souvenir d'une rencontre.
A cette caractéristique phénoménale irréductible de l'œuvre, s'ajoutent des modalités de « consommation » esthétiques particulières. Il y a sans doute le même écart d'appréciation entre aller écouter une lecture publique de Bernard Heidsieck et écouter son enregistrement discographique (bien que celui-ci ait pu être présenté par l'auteur lui-même comme l'œuvre elle-même), qu'entre un concert de Xenakis ou de Stockhausen et sa diffusion à partir d'un CD-Audio. Parce que les poèmes de l'auteur, qu'il s'agisse des textes composés presque exclusivement de notations ou des textes les plus « visuels » comme Passe-Partout n°29 ou Biopsies 9, se réalisent pleinement, physiquement et techniquement (technologiquement), au moment de leur exécution, dans un espace structuré à n dimensions.
Dans son livre Bernard Heidsieck, poésie action, Jean-Pierre Bobillot a proposé une synthèse des phases successives d'extraction et d'autonomisation du poème vis-à-vis de la page - la « geste fondatrice » des « poèmes-partitions ». Ce parcours critique s'appuie sur le discours critique de l'auteur qui depuis Sitôt dit a toujours entretenu une relation dialectique avec son propre travail (Cf. Notes convergentes, Al Dante, 2002).
Dès 1955 Bernard Heidsieck a proposé un programme expérimental explicite, dont les principales topiques seront reprises et modulées régulièrement par la suite :

« La poésie agonisait ; il ne s'agissait pas moins de la réoxygéner !
Pour ce faire il m'est apparu que de « passive » qu'elle était sur le papier, il fallait la rendre « active », l'en extraire donc, et lui restituer son énergie et son potentiel de communication dans l'oralité redécouverte. Ce n'était là qu'une révolution, qu'un total renversement de sa trajectoire. (poèmes-partitions, p.37) »


A partir des années 60, Bernard Heidsieck introduit et développe la notion de « poésie action » (alors employé également par R. Filliou), moins restrictive que celle de « poésie sonore », car elle permet de regrouper les pratiques de la « diction nue1 » amplifiée ou non et les interventions avec dispositif (magnétophone, téléphone, instruments de musique). Deux grandes dimensions du projet esthétique de l'auteur sont ainsi mises en avant : l'investissement corporel, physique du lecteur et la recherche d'une forme de contact immédiat avec le public. L'auteur est à la fois acteur, agent et médiateur.

Une poétique des entours.

Les interprètes de l'œuvre de Bernard Heidsieck soulignent toujours la place faite au « banal » et au « quotidien ». Plusieurs études thématiques inventorient et classent des noms de choses sous ces deux lexèmes utilisés comme dénominations génériques. Cette analyse est nécessaire (Bernard Heidsieck parle lui-même de « poème-éponge », de «poème-serpillère » ou encore de « poème-caniveau »), mais elle reste à la surface des signes et restreint les parcours interprétatifs. Il faut, pour comprendre le projet poétique de Bernard Heidsieck, opérer en deçà des lexicalisations : décomposer les thèmes, non pas en éléments, mais en composants sémantiques porteurs de qualités. Cette méthode d'analyse permet d'étudier plus en profondeur les interactions entre les différents plans ou niveaux du texte et ceux de la composition sonore, qu'elle soit vocale ou mixte. Les textes de Bernard Heidsieck se distinguent radicalement des poésies dites « asémantiques » par les modes spécifiques de construction du sens qu'ils mettent en œuvre.
Bernard Heidsieck réalise des couplages (la désignation de « biopsies » évoque un couplage d'ordre biologique) : entre l'auteur/performer et son environnement (qu'il soit proche, lointain ou absent) ; entre le global et le local ; entre l'homme et la technique ; entre l'individu et la société. Soit des environnements éminemment sémiotiques et porteurs de sens. Actes de composition et d'exécution procèdent d'une action, en étroite interaction avec la mise en œuvre d'un ensemble de représentations déjà interactives, qu'elles soient verbales ou plastiques.
La poésie de Bernard Heidsieck est une poésie des entours et des interrelations entre leurs différents niveaux. Tout autour de Vaduz, tourbillonnante procession de noms de peuples, progressant par cercles concentriques croissants, franchissant en même temps que les produisant les zones et les frontières, peut être considéré comme une exemplification saisissante d'un tel projet poétique.
Parlant de « vision du monde » (infra), Gérard Georges Lemaire n'énonce pas un poncif. Frappe dans l'œuvre de Bernard Heidsieck l'empan de ses formations médiatrices : la diversité des styles de relation au monde, aux autres et à des environnements artistiques comme la peinture, la danse, la sculpture ou la performance. Le projet littéraire et plastique Djerassi (publié au Bleu du ciel presque en même temps que les rééditions Al Dante), est un hommage aux artistes cinétiques et aux poètes Beat, qui consiste en soixante planches d'écriture/collage réalisés à partir d'encre et de bandes magnétiques.

Esthésies de l'action et figures du corps.

Les poèmes de Bernard Heidsieck sont des actions esthétisées, des objets artistiques visibles, lisibles et audibles destinés à l'usage public, avec des codes, un langage, des contenus et des modes d'actualisation qui leur sont propres. Ils se singularisent en tant qu'actions sensées, mettant en jeu des actants, des acteurs et des rôles, et en tant qu'opérations corporelles situées, engagées à la fois dans un processus sémiotique, dans un cours d'action et dans l'histoire. C'est dire que le corps phénoménal et incarné y est indissociable du style et des esthésies (tropes, impressions référentielles, tons), des « visions du monde » suscitées et contraintes par les textes.
Désormais bien intégrés dans le vocabulaire critique des études littéraires et dans la plupart des sciences humaines, la « voix », le « corps », « la corporéité », le « souffle » n'en restent pas moins des termes employés de façon plus ou moins métaphorique ou impressionniste, en référence au théâtre, à la musique ou à la psychanalyse ; de sorte qu'ils demeurent peu opérants pour l'étude des textes littéraires, et des arts de la performance et de la lecture.
Perçu tantôt comme substrat ou siège de la sémiosis, tantôt comme figure sémiotique2, le corps possède un double statut qui le rend éminemment ambivalent. Dans l'œuvre de Bernard Heidsieck, le corps est présent à la fois en tant que figure discursive et en tant qu'acteur de la sémiosis en acte. Le corps et la diction construisent un champ de relation au monde. Le fonctionnement du corps, dans ce qu'il a de plus apparemment régulier (battements de cœur, respiration) ou désordonné (borborygmes, cris), dans ses manifestations les plus ténues, tendues, aphasiques jusqu'aux plus bruyantes et organiques, rythme et structure la composition et la diction des textes. Ainsi par exemple, le célèbre Poème-Partition « R », premier de la série, est soutenu et temporalisé par un rythme bâti selon la structure formelle de pulsations cardiaques enregistrées ; celui-ci est marqué notamment par l'itération périodique des syntagmes « Ton pouls » et « Qui bat », qui sont les événements élémentaires de la séquence métrique dominante dans lequel s'écrit le rythme du poème.

***


A la différence des « Crirythmes » de François Dufrêne et des poèmes phonatoires d'Henri Chopin, qui ont attiré l'attention sur les zones « non sémiques » de l'homo sapiens (celles qui ne contrôlent pas un discours), la « poésie action » de Bernard Heidsieck réaffirme l'importance du « sémantique ». Face aux recherches « primitivistes » des premiers, l'auteur déploie une poétique des activités langagières empiriques, qui, jouant des ressources expressives de leur hétérogénéité, explore en profondeur les textes, oraux et écrits, en tant que productions sociales, et leurs mécanismes de textualisation.


N.B. La complexité formelle de l'œuvre de Bernard Heidsieck rend sa conservation et sa transmission difficile (se posent notamment des questions relatives à l'exécution publique, au médium et aux formes sémantiques de l'action). Celle-ci nécessite des moyens éditoriaux exceptionnels, une action éditoriale mettant en œuvre des projets, des intentions, se référant à des motifs, s'insérant dans des circonstances, produisant des effets voulus et subissant des effets indésirables - édition-action. Reconnaissons ce talent au Bleu du ciel et à Al Dante.


1 Expression employée par Jean-Pierre Bobillot dans Poésie sonore, Eléments de typologie historique, Le Clou dans le fer, Collection Eléments.
2 Ces catégories sont élaborées et détaillées dans les travaux récents de Jacques Fontanille sur la sémiotique et les figures du corps.

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