Black Mountain College sous la direction de Jean-Pierre Cometti et Eric Giraud

Les Parutions

04 déc.
2014

Black Mountain College sous la direction de Jean-Pierre Cometti et Eric Giraud

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C’est un outil très précieux que ce volume enrichi d’une très intéressante iconographie et loin de toute nostalgie célébrante ; il évoque une institution et des expériences aussi parlantes que décisives pour notre époque. Pour le prouver et inciter nos lecteurs à se procurer l’ouvrage, nous donnons ci-dessous de larges extraits (sans les notes) de l’introduction signée par Eric Giraud et Jean-Pierre Cometti.

 

Les idées et les expériences à partir desquelles l’avant-garde américaine s’est mondialement imposée à l’attention après la Seconde Guerre mondiale ont donné lieu à une abondante littérature historique et critique. En revanche, les conditions à partir desquelles elles ont émergé n’ont pas toujours été réellement mises en relief. Black Mountain College en est le point aveugle. Bien que perdu dans une région que rien ne prédestinait à cela, ce collège, fondé en 1933 par John Rice, n’en a pas moins constitué, vingt-trois années durant, le laboratoire majeur des initiatives les plus neuves ayant vu le jour aux États-Unis, sur le triple plan artistique, éducatif et politique, et le centre d’une véritable révolution dans les esprits. Sous cet aspect, Black Mountain College a renoué, bien avant les néo-avant-gardes, avec la radicalité des avant-gardes historiques et avec l’impératif de soustraire les arts au statut d’exception que John Dewey déplorait dans son livre L’art comme expérience.

L’impulsion primitive ayant présidé aux destinées du Black Mountain College lui a été donnée par son fondateur : John Rice, lecteur et admirateur de William James et de John Dewey. Très inspiré par leurs idées, Rice en avait conçu une nécessaire révision des méthodes et des finalités de l’éducation, persuadé de son importance pour la démocratie et ses réelles conditions d’exercice. Il s’accordait en cela avec les idées défendues de longue date par John Dewey et avec les combats dans lesquels celui-ci s’est engagé sur tous les plans de la vie publique. Les enjeux de l’éducation pour la démocratie, la nécessité d’œuvrer pour un monde et un esprit débarrassés des clivages et des fausses hiérarchies qui obscurcissent la vie individuelle et collective, étaient au cœur du pragmatisme de Dewey. La création de Black Moutain College en 1933 a été animée, dès le début, des mêmes motifs. L’expérience qui y vit le jour, et avec laquelle Charles Olson s’efforça significativement de renouer dans les dernières années, fut bâtie autour de deux convictions qui en orientèrent prioritairement l’inspiration et le programme : l’idée que la démocratie commence avec l’éducation, qu’elle doit y être explicitement mise en œuvre et la conviction que pour neutraliser les paralysies ou les mutilations dont l’éducation est généralement responsable, les arts doivent être mis au centre de l’enseignement.

La mise en pratique de ces convictions au sein du collège a épousé les différents épisodes de son existence et les difficultés qu’elles ne manquèrent pas de susciter. La place des arts, la nature de l’expérience qui y fut tentée ne doivent toutefois pas faire oublier qu’il s’agissait d’un collège, au sens américain du terme, qui avait pour vocation d’accueillir des étudiants, de leur assurer une formation, et que la possibilité de réunir les moyens nécessaires à son fonctionnement était subordonnée à des objectifs pédagogiques susceptibles de séduire les bailleurs de fonds, à commencer par les étudiants eux-mêmes et leur famille. Comme on le verra, l’histoire du Black Mountain a connu, à cet égard, des hauts et des bas, du début à la fin, au gré des différents contextes socio-économiques et politiques que connut le collège durant les vingt-trois années de son existence. Il s’agit d’un fait d’autant plus important qu’il engage la signification même de ce que l’art y a représenté par rapport aux images et aux pratiques convenues. Placer l’art au cœur de l’enseignement, c’était aussi combler le fossé entre l’art et les autres aspects de l’expérience.

Si l’histoire du Black Mountain College ne se dissocie pas des noms de tous ceux qui y jouèrent un rôle ou y trouvèrent un lieu propice à leur désir d’émancipation et de nouveauté : de Willem de Kooning et Robert Rauschenberg à Ben Shahn, Franz Kline, Robert Duncan, Charles Olson, John Cage et Merce Cunningham, pour ne citer que quelques noms, c’est à John Rice qu’en revient la création et l’inspiration initiale, jusqu’aux ultimes lueurs que sa personnalité n’a cessé de projeter sur son histoire.

 

 

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Albers emmena avec lui l’esprit du Bauhaus; il inaugura un type d’enseignement qui regroupait aussi bien les étudiants intéressés par des métiers dans les arts visuels que ceux qui aspiraient à une activité d’artiste. Les buts poursuivis, de toute façon, excluaient que soient privilégiées des techniques spécifiques. Il s’agissait essentiellement de voir ou encore, pour reprendre l’une de ses formules, d’« ouvrir les yeux » (to open eyes). Ce fut le début d’une période dominée par la personnalité d’Albers qui trouva, avec d’autres, dans ce coin reculé de la Caroline du Nord, la possibilité de poursuivre l’expérience qui avait été la sienne en Allemagne au sein du Bauhaus.

 À la différence du Bauhaus, toutefois, Black Mountain était donc un collège – et qui plus est un collège pas comme les autres – qui préfigurait des formes de vie communautaires anticipant par bien des aspects les utopies plus tardives des années 1960, non sans conférer à l’expérience qui y était menée une dimension esthétique très proche des idées que Dewey avait défendues dans L’art comme expérience. Si Josef Albers y insuffla un esprit propre à en favoriser et à en développer les orientations, s’il se montra particulièrement ouvert aux étudiants, à la variété de leurs aspirations, aux ressources de la discussion et des interactions les plus opportunes, il semble que le besoin de disposer d’un temps propre que la vie en communauté lui refusait l’ait conduit à un comportement parfois distant. Il alla, dit-on, jusqu’à afficher à la porte de son bureau : « Exclusivement sortie ! »

 

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Son impact artistique proprement dit s’exerça notamment sur deux artistes dont le nom est étroitement lié au Black Mountain College : Kenneth Noland et Robert Rauschenberg, élèves d’Albers à la fin des années 1940. Noland n’étudia à Black Mountain que durant un semestre et ses relations avec Albers ne furent pas excellentes. En revanche, entre Albers et Rauschenberg, il en fut autrement : « Je considère Albers comme le professeur le plus important que j’aie jamais eu », dira plus tard Rauschenberg en invoquant notamment son sens de la discipline (dans le travail) et le souci qu’il avait de favoriser, pour chaque élève, le développement de sa manière propre de voir. Albers, de son côté, semble s’être défié des influences dont on pourrait ou dont on a pu être tenté de le créditer, mais son aura au sein du Black Mountain n’en a pas moins été une réalité dès son arrivée. Pour lui, il n’existait pas de solution correcte unique à quelque problème artistique que ce soit; l’essentiel était de développer les capacités personnelles permettant de s’y attaquer, à partir de quelques principes de base. Son enseignement du premier niveau était, dit-on, particulièrement efficace et apprécié pour cette raison, même s’il rencontra, en la personne de certains étudiants, une vive opposition.

Durant les années au cours desquelles Albers dirigea le collège, l’expérience menée se concrétisa essentiellement dans des finalités éducatives, au sens très large du terme. Les formes de vie et d’enseignement qui s’y illustrèrent ne furent pas toujours unanimement appréciées, en particulier dans l’environnement local, mais le contexte primitif de la dépression des années 1930, autorisa finalement des libertés dont il n’y a pas d’exemple ailleurs. Parmi celles-ci et parmi les problèmes qui se posèrent, il y eut celui des noirs et de l’homosexualité. Dans son ensemble, la « communauté » de Black Mountain était favorable à une attitude non ségrégationniste, mais les décisions qui furent prises laissent clairement entrevoir la nature des obstacles auxquels cette attitude se heurta. La situation changea, au fil du temps, avec la guerre puis le maccarthisme. Lorsque Albers abandonna la direction du collège en 1949, la situation était devenue très critique et les années qui suivirent ne firent que l’aggraver. Olson, qui succéda à Albers, prit la direction de Black Mountain à un moment où sa survie était très clairement menacée, et où pourtant cette institution extrêmement fragilisée allait devenir le théâtre des expérimentations artistiques les plus audacieuses.

La correspondance d’Olson, dont nous donnons de larges extraits dans ce volume en apporte le témoignage, en même temps qu’elle dit tout ce que Black Mountain représentait aux yeux de celui qui en devint l’ultime directeur. Dans l’une de ses lettres, il écrit :

« Un Shahn, une Katy Litz (ou un Merce Cunningham) pour la danse, un Lou Harrison pour la musique, un Paul Goodman ou un Olson pour l’écriture, un Harry Callahan pour la photographie [...], se sont retrouvés ici ensemble, pour donner et partager ensemble. Et ce qu’il y avait de bien dans tout cela c’est qu’en dépit de l’harassante proximité de tout et de tous – de l’isolement et des repas en commun, de la situation tout aussi dense du tout trop esthétique, du bagout-gout ou du blah- blah-blah, des trop-gâtés-de-bons-étudiants – et en dépit de cela (et peut-être un peu à cause de cela), Shahn en a appris sacrément plus à Olson à propos de sa poésie, Katy Litz a trouvé de quoi faire avancer ses propres recherches en danse, Harrison a fait de la musique pour Abby Shahn et d’autres, Bernarda est venue écouter Olson quand elle le pouvait et a saisi les étudiants percevant ce qu’il leur lisait, en leur ouvrant les yeux, et les laissant choisir la façon d’entendre, de déterrer le pot de leurs oreilles et nettoyer la merdouille de leurs sens. »

Ce qui étonne Olson dans cette lettre est à la mesure des expériences qui ne firent pas seulement du Black Mountain College un lieu unique d’enseignement, mais un pôle privilégié d’expérimentation dont le même Olson a été à la fois un témoin, l’un des principaux acteurs, et l’analyste perspicace en ce qu’il a tout particulièrement bien vu que ces expériences correspondaient à un besoin et engageaient les pratiques artistiques dans des voies qui en dessinaient déjà l’avenir.

 

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« En ce milieu de xxe siècle, l’accent – dans la peinture comme dans la théorie politique – est désormais placé sur ce qui se produit entre les choses, et non sur les choses en elles-mêmes. Aujourd’hui le champ d’exploration, le principe sous-jacent à un système de pensée est celui de la fonction, du processus et du changement ; de l’interaction et de la communication. [...] [D’où] l’importance de ceux qui agissent dans les différents secteurs de l’art et de la connaissance, travaillant ensemble une partie de l’année de façon si privilégiée qu’ils découvrent chez d’autres des idées, des formes, des énergies, et toute une suite cinétique d’émotions surgissant hors du monde quantitatif.

Or, dans l’état de dispersion du monde quantitatif, ce sont, pour des individus et des familles, une petite ville comme Roosevelt, dans le New Jersey, et pour un groupe tel un collège universitaire, le Black Mountain, un lieu plus petit offrant désormais cette sorte de chance, cette sorte de cœur expérimental. »

Quelques années après seulement, le collège se trouvant pour le coup dans une situation réellement anarchique et dramatique, il lui fallut fermer ses portes. Ces dernières années furent celles de la direction d’Olson ; elles furent synonymes d’une créativité sans précédent et de difficultés financières de plus en plus graves. Le nombre d’étudiants ne cessa de décroître, mais il est significatif que les artistes qui, comme Cage et Cunningham, s’y rendaient pendant les sessions d’été, en aient attendu des conditions qui n’avaient rien à voir avec les revenus qu’ils pourraient en tirer, puisque la plupart du temps ils n’en tiraient aucun, mais relevaient très exactement de celles qu’Olson décrit dans la lettre précédemment citée, sur un plan artistique et humain. Le temps n’était manifestement pas encore venu de la séduction par le kitsch dont parle Greenberg dans un article célèbre, et qui porta en effet les artistes à céder à l’attrait de l’argent.

Sous la houlette d’Olson, la poésie acquit une place qu’elle n’avait pas réellement eue auparavant. Black Mountain accueillit notamment Robert Duncan qui fit le pont avec San Francisco. Bien qu’il n’y restât que peu de temps, sa Medea at Kolchis y fut donnée deux fois en août 1956. Durant ces années, la Black Mountain Review vit également le jour ; Robert Creeley, venu au collège à la demande d’Olson, en assura la direction. Ce projet tenait d’autant plus à cœur à Olson qu’il était étroitement lié à ce qu’il refusait dans le modernisme, son « ego-structure », pour reprendre ses propres termes, à laquelle il recherchait une alternative. Ce désir était lié chez lui à son souci d’une poésie active, susceptible de produire des effets sur le lecteur et de l’inciter à répondre à ses aspirations propres. Le premier numéro contenait, entre autres, des extraits de ses Maximus Poems, composés pour une large part au Black Mountain College. Il fut suivi de cinq autres, avec des poèmes de Creeley, Duncan, Layton, Levertov, Hilda Morley, Olson, entre autres. Mais les palmarès, en tout état de cause, aussi prestigieux soient-ils, ne sont pas le plus important. L’impulsion que tant d’artistes ou d’élèves trouvèrent à Black Mountain pour leurs propres aspirations, sur un plan qui ne fut pas seulement artistique, ainsi que les perspectives qui s’y dessinèrent d’un art, d’une éducation et d’une démocratie dont la dimension utopique fut déterminante pour ce qui s’y produisit comme pour ce qui en résulta, l’emporte de beaucoup sur toute autre considération. .

 

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Le présent volume ne vise évidemment pas à embrasser dans toute son étendue l’expérience du Black Mountain College. Nous nous sommes concentrés sur certains de ses aspects les plus significatifs, dans le prolongement des manifestations que le cipM et « Marseille Objectif Danse » ont organisées en 2011 et 2012-2013.

 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

ART, DEMOCRATIE, UTOPIE


coll. « Arts contemporains »


Presses Universitaires de Rennes/cipM, 2014


194 p.


18 €

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