Brouillons de Rachel Blau DuPlessis par Tristan Hordé

Les Parutions

22 nov.
2013

Brouillons de Rachel Blau DuPlessis par Tristan Hordé

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Je voulais que ma poésie soit simple
simple comme pomme [...]
Mais une pomme, ça n'est pas si simple.
(Brouillon 53 : Églogue, p. 145)
 

   Il faut d'abord saluer le travail de fond des éditons Corti qui donnent au fil des années  à lire, avec la "Série américaine", une part importante de la poésie américaine des cinquante dernières années. Après Peter Gizzi et Cole Swensen avant l'été, viennent Rachel Blau DuPlessis (désormais abrégé en RBD) et Gertrude Stein (Lève bas-ventre). Premier ensemble important à être traduit en français([i]1), Brouillons regroupe des textes extraits de plusieurs recueils, ainsi que des poèmes publiés en ligne. RBD présente l'édition française et, en fin de volume, éclaire la genèse de chaque poème. Dans une longue introduction,  passionnante leçon de lecture, le maître d'œuvre, Auxeméry, analyse avec précision l'organisation complexe de Brouillons ; dans des notes abondantes qui suivent celles de RBD, il clarifie ce qui pourrait être obscur pour le lecteur français et, par ailleurs, consacre plusieurs pages à ce que l'on appelle "poème long". Enfin, Chris Tysh propose une lecture d'un recueil (Pitch) dont quelques extraits ont été retenus dans Brouillons.

   Les poèmes de RBD ne sont pas étouffés par l'appareil critique qui les précède et les suit ; on peut évidemment les lire en le négligeant, mais la poésie s'écrit dans un contexte historique, culturel, et la connaissance approfondie qu'a Auxeméry de la littérature américaine permet de replacer Brouillons dans une histoire. RBD s'explique sur le choix de Drafts, traduit par "brouillons" ; ces poèmes longs, composés en ensembles apparentés au "canto", sont les ébauches de quelque chose qui ne peut être atteint. Ils appartiennent à la tradition lyrique et brassent des motifs variés ; non achevé, l'ensemble selon elle « explore des thèmes et des émotions qui tournent autour du sentiment de la perte, de la lutte pour la justice, de l'étonnement, de la joie, et de la plénitude ». L'étendue du choix — vingt poèmes de 4 (Brouillon 72 : Nanifeste) à 33 pages (Brouillon 85  Tirage/Épreuve), la variété des thèmes et des formes, rendent difficile un bref compte rendu du livre, sauf à être superficiel.

   Je retiens le Brouillon 53 : Midrash, écrit en 2002, réflexions autour du propos provocateur du philosophe Adorno , « il est barbare d'écrire de la poésie après Auschwitz », et plus largement discussion sur ce que peut être la poésie. Un midrash, longue méditation (le poème compte 27 sections sur 20 pages) et commentaire, « n'est jamais achevé / n'étant ni perdu ni gagné » (131). La question discutée est annoncée dès le premier vers : « Poésie - Auchwitz - barbare » ; l'échange, parfois, est conduit avec une ombre puisqu'Adorno est mort en 1969, mais il reste présent comme interlocuteur.

   Ce qui est d'abord opposé à Adorno, c'est la limitation de son propos ; en effet, pourquoi la restriction à la poésie ? « Pourquoi n'avoir pas dit — faire de la peinture, de la sculpture, écrire des romans, bâtir des monuments, cinéma théâtre [...] » (116). La poésie ne supprime pas l'horreur, pas plus que toute autre forme d'écriture et donc, « Pourquoi écrire ou ne pas écrire quoi que ce soit » (118). À examiner les choses, il faut constater que « d'autres atrocités ont pu avoir lieu, et vont avoir lieu / justifiées par des mots creux » (127), et s'il faut s'interroger, c'est sur la culture dans laquelle un événement comme la Shoah a pu se passer. Le poème de RBD interroge cette « parole humaine [qui] sombre dans l'inanité en côtoyant l'inhumain (Auxeméry, 287) ». Comment exprimer la relation entre la souffrance et l'écrit, ne pas rester muet devant « tous les Auschwitz » ? RBD choisit, dans une section du poème, de caviarder une partie de la page pour signifier l'impossibilité de dire. Ce n'est pas un interdit, il faut au contraire continuer à montrer les « fissures » (131) du monde d'aujourd'hui ; pour n'en retenir qu'une, l'inégalité indescriptible des populations entre elles : « Les nôtres [= enfants] ont trente sortes de dentifrice / d'autres ont la peau sur les os, les yeux en crevasses / ils apprennent à pleurer / en silence » (140). Ne jamais renoncer.

   Le midrash enseigne. Il ne le fait jamais par la réflexion d'un seul, et le poème de RBD est intéressant en ceci qu'il est un exemple de la manière dont elle écrit, souvent, sa poésie. Ses notes explicatives à propos de ce Brouillon 52 sont plus fournies que pour d'autres poèmes ; les nombreuses allusions et références qu'elle y relève forment son matériau. Plus ici qu'ailleurs elle s'appuie sur un livre, un article, une citation, une correspondance, un tableau, et elle n'oublie de mentionner ni l'édition consultée, ni de reprendre à l'intérieur même des notes un fragment susceptible d'éclaicir un point. Sans doute, comme le note Auxeméry, elle indique ainsi une voie mais les notes n'aideront pas le lecteur puisqu'il est exclu qu'il retourne aux textes signalés. Il s'agit plutôt d'insister sur le fait que l'écriture ne se construit pas seulement par un sujet, mais qu'elle est le produit d'un échange avec le discours collectif. Le midrash se nourrit de textes variés et, par là, de multiples réflexions sur les événements ; comme dans d'autres poèmes, le matériau est d'abord formé de faits, de détails de la vie quotidienne, du réel du monde comme chez un de ses maîtres, George Oppen([i]2), dont RBD a édité la correspondance.

   Chacun des "brouillons" est autonome, mais en même temps renvoie à d'autres, l'ensemble formant ainsi un tout complexe. C'est bien que le but est d'approcher, par la poésie ce qu'est la pomme...:

                                    travailler à comprendre

                                    tant bien que mal

                                    par recoupements et par ré-

                                    écriture d'étranges fragments

                                    dans le rapide bref cours des jours

(Brouillon 6 : Midrush, p. 65)



[i]1 Essais, quatre poèmes, ensemble repris dans Brouillons, était issu des travaux d'un collectif de traducteurs à Royaumont ; relu et complété par Auxeméry (partie prenante du collectif), ces poèmes sont aujourd'hui disponibles aux éditions Créaphis. Par ailleurs, Auxeméry a publié en ligne d'autres traductions (Poezibao, 15 et 28 juin 2010), également reprises.

[i]2  voir George Oppen, Poésie complète, traduction Yves Di Manno, Corti, 2011.

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