C'est tout ce que j'ai à déclarer de Richard Brautigan par Christian Désagulier

Les Parutions

01 déc.
2016

C'est tout ce que j'ai à déclarer de Richard Brautigan par Christian Désagulier

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Comment représenter qui rebondit au trampoline immatériel et pierrote depuis son cloud après tout ce qui a été dit de l'écrivain buissonnier de l’école beat, célébré de romans (La pêche à la truite en Amérique, 1974..), de nouvelles (La revanche de la pelouse, 1983..), romans et nouvelles qui sont des poèmes comme ses poèmes..

 

1/ Le fait

Le plot du poème surgit du fait, journalement et le plus simplement noté – ce n'est pas si simple -, des sauts multipliés d'un niveau de langage à l'autre, comme quand les électrons fabriquent des photons avec de la matière, des sautons de complicité :

 

Discovery

 

The petals of the vagina unfold
like Christopher Colombus
taking off his shoes.

Is there anything more beautiful
than the bow of a ship
touching a new world ?

 

Découverte

 

Les pétales du vagin se déploient
comme Christophe Colomb
retirant ses chaussures.

Qu'y a-t-il de plus beau
que l'étrave d'un bateau
touchant un nouveau monde ?

 

Car ce qu'il y a de bien avec les poèmes de Richard Brautigan, c’est justement qu'ils présentent peu de difficultés prosodiques de traduction – encore que -, que leur poéticité se cache ailleurs - gage de faire poème naturel dans toutes les langues..

 

2/Naturel jusqu'au surnaturel..

 

Un bateau

 

Ô magnifique
était le loup-garou
dans sa forêt maléfique.
Nous l'avons emmené
à la fête foraine
et il s'est mis
à pleurer
en voyant
la grande roue.
Des larmes vertes et rouges
électriques
ont coulé
le long de ses joues velues.
Il ressemblait
à un bateau
sortant sur l’eau
sombre.

 

3/ Un peu de théorie

 

a/ Quand bien même le philosopher entretiendrait avec la poémie - l’être poème de la poésie – des rapports extralogaux depuis que Platon crut devoir la chasser presque toute nue en jetant ses habits par la fenêtre de la maison pour en finir avec ses infidélités paradoxales - tous les philoèmes ne seraient-ils pas des crises de jalousie ?

 

Il est temps que tu t’entraînes

 

Il est temps que tu t’entraînes
à dormir de nouveau tout seul
et c’est foutrement dur.

 

b/ Quand bien même les disciples d’un philosopheur germain du siècle dernier auraient célébré la consubstantialité du philosopher avec la poémie pour être de leur temps jusqu’à ce que l’on s’aperçut que le dossier destinal produit par Heidegger - que l’on eut enfin compris l’usage auquel il destinait la hache de guerre et le marteau de Thor - était falsifié pour éluder le fait que le philosopher est poétophage (tel que Spinoza l’avait déjà démontré, temps et être ne font qu’un, et Goya représenté en Saturne dévorant son enfant sur le mur de la salle à manger de sa maison, ce dont le régime de Nietzsche permet de guérir..)

 

La mort telle une aiguille

 

La mort telle une aiguille
faite à partir de l’haleine d’un clown ivre
coud l’ombre d’un (je ne peux pas déchiffrer
les deux mots qui suivent. D’abord
j’avais écrit ce poème à la main) à ton
ombre.

 

c/ Quand bien même le poème reposerait sur l’enjambement, c’est à dire sur la pratique qui consiste à verser périodiquement du liquide sémiotique à la pipette dans la prose en vue d’obtenir une solution de continuité sémantique – et l’arrêt de cette pratique signerait « la fin du poème »*, c’est à dire que la contrainte nécessairement insatisfaite de finir le poème contiendrait en germe la fin du genre poétique en vers comme un lit vide au drap tiède et froissé dans la chambre à coucher de la maison - et préparerait ainsi son enjambement définitif..

 

.. si a/ et b/ et c/ sont vrais alors Richard Brautigan n’écrit pas des poèmes..

 

4/ Et pourtant..

 

Douche cartographique

 

Je veux que vos cheveux
me couvrent de cartes
de lieux nouveaux,

 

ainsi où que j’aille,
sera aussi beau
que vos cheveux.

 

Et pourtant sa lyre n’aurait-elle qu’une corde et gravement détendue, une lyre en forme de canne à pêche bien sûr, qu’importe puisqu’il nous attrape avec des vers au bout de sa ligne – et qu’il nous relâche dans la Vie tout de suite après..

 

Des poèmes de faits et faits de choses synthétisés aux plus paradoxales métonymies de surprenantes évidences :

 

Surprise

 

Je soulève la lunette des toilettes
comme si c'était le nid d'un oiseau
et je vois des traces de pattes de chat
tout autour du bord de la cuvette.

 

Ainsi, au hasard de ces près de 800 pages gravement légères, en témoignage de ce qui peut rendre possible et maintenir une présence au monde, jusqu’à ce que l’on n’en puisse plus quand même..

 

 

* Giorgio Agamben, « La fin du poème », PO&SIE 2006/3 (N°117-118), p. 171-175.

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