Ce que tu es d'Herman Gorter par Yves Boudier

Les Parutions

04 mars
2016

Ce que tu es d'Herman Gorter par Yves Boudier

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« Tu vois, j’aimerais tant
être toi, mais c’est impossible,
la lumière t’entoure, tu es
tellement ce que tu es. »

 Connu comme philosophe et militant communiste, Herman Gorter fut proche des spartakistes, ami de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht et ardent défenseur du communisme dit « de conseils », un mouvement politique autogestionnaire internationaliste et critique du rôle de l’état, quel qu’il soit, dont on peut considérer nos situationnistes des années soixante comme les derniers héritiers.

 La poésie d’Herman Gorter quant à elle, est devenue, comme le soulignent les traducteurs dans leur préface, « emblématique des Pays-Bas. Les différentes générations de poètes après lui, et jusqu’aux poètes avant-gardistes des années 1950, le considèrent comme l’un des premiers et plus talentueux poètes néerlandais, celui qui ouvre la poésie néerlandaise à la modernité ».

 Ils ajoutent que « la lecture de ses grands poèmes lyriques (MaiPan) et plus encore des poèmes « socialistes » peut sembler ardue aujourd’hui à cause de leur style singulier, de leur sonorité, du rythme des vers, de l’usage de néologismes (…) », d’une forme de panthéisme qui naturalise « l’Homme Nouveau, sa ferveur » dans un mouvement visionnaire qui n’abandonne pas ses attaches à une poésie de la célébration.

 En revanche, la simplicité évocatrice des Vers (Poèmes) sensibles (1890) nous touche plus directement car la modernité et la filiation avec la poésie d’avant-garde des années 50 est patente, que ce soit dans l’usage de la langue, la coupe du vers, ou encore dans le choix des thèmes et du jeu d’images et de métaphores qui les actualisent dans chacun des poèmes par une alternance d’identités et de différences.

 Toutefois, on ne saurait cloisonner l’œuvre d’Herman Gorter. À la lecture de cet ensemble, qui suit scrupuleusement la chronologie de l’écriture, on découvre combien les thématiques s’entremêlent et conduisent, dans un dépassement dialectique des référents tant naturels qu’humains, à l’expression d’une forme d’idéal de vie et d’amour qui transgresse les frontières poétiques convenues pour se dissoudre finalement dans une aurore humaine à venir dont nous connaissons aujourd’hui l’histoire. Une histoire qui rend plus sensibles encore les espoirs du poète, assurément détrompés par le communisme réel, mais toujours source où retremper nos pulsions d’humanité partagée.

 En effet, dominent dans ces poèmes l’exigeante simplicité de sa quête amoureuse, sa compassion pour la mort des proches, sa sidération intime devant l’entremêlement des espaces naturels et habités, celui des aubes ou des couleurs mouvantes d’une journée qui passe, d’une nuit qui vient, son errance vers lui-même, en lui-même, pour se fondre dans le corps et l’âme « de son vide et son désir », figures de femmes aimées insaisissables ou disparues, parfois étreintes pour le bonheur douloureux d’un repentir à n’avoir toujours pu ou su éclairer « l’obscurité de la vie ».

 Les traducteurs -tels Orion et Cédalion- traversent là des espaces de langue où la matière poème donne naissance à de multiples figures d’apparitions naturelles traversées par l’errance de silhouettes humaines resserrées dans l’économie d’un pronom, parfois sous un absolu générique (fillette, femme, jour, nuit, pluie, neige), entre lesquelles se déplace et tente d’être compris un Je certes solipsiste mais désabusé car lucide parce que politique.

Ils les voient paraître sous la plume de Gorter et les glissent d’un idiome à l’autre, marquant par ce transport de langue l’écriture de leur désir et de leur fiction intime à la rencontre du poème source qui les contamine de sa retenue, de son audace, de sa puissante mais douce évidence dans sa captation sereine du monde car, on le sent, c’est ainsi qu’en a décidé le poète, c’est sur ce mode que la vie et le désir de l’autre doivent se poursuivre quand bien même triomphera la loi nostalgique du conditionnel passé.

 La femme, la terre, la mer, l’amour, la neige se fondent, la mort est blanche, l’homme « blanc de neige », ce qui n’est pas sans nous rappeler le cœur poétique obsessionnel d’Henri Deluy, son propre parcours de poète. Chansons (1910-1924) par exemple, est à mes yeux un miroir sensible où j’entends en écho les sentiments qu’il partage avec cette poésie, cette langue à laquelle il offrit à la fois la sienne et son pouvoir d’incarnation dans le corps traduit des poèmes qui témoignent, au fond, d’une semblable vie foraine en poésie.

 Mais pour clore ce bref parcours, revenons au premier poème, Mai (1889), dont la relecture au terme de l’ensemble gagne en vibration, en émotion.

Tout est déjà là, en germe et floraison, ce corps aimé que l’on couchera sur la laisse de mer où « les vagues vont / Et viennent avec des rires ou des pleurs », sous la lumière « De rose et de doré », ce corps disparaissant qui nous provoque et qui nous dit : « Vous ne venez pas ? »

 

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