Dans la route de Maryline Desbiolles

Les Parutions

20 mars
2012

Dans la route de Maryline Desbiolles

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C'est le dixième livre que publie Maryline Desbiolles à un rythme très soutenu depuis 1998 (La seiche) dans la même collection chez le même éditeur, (le premier qui soit dédié à quelqu'un), il est peut-être désormais possible de se demander comment chacun de ces textes parvient à atteindre le lecteur en plein cœur et pourquoi l'émotion éprouvée reste toujours aussi poignante et délicieuse ?
Depuis 2007, la mention roman ne figure plus, très justement, sur aucun de ses livres.
On connaît le début du fameux texte de Walter Benjamin sur Leskov :

...l’art de narrer touche à sa fin. Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens capables de raconter quelque chose dans le vrai sens du mot. De là un embarras général lorsque, au cours d’une soirée, quelqu’un suggère qu’on se raconte des histoires. On dirait qu’une faculté qui nous semblait inaliénable, la mieux assurée de toutes, nous fait maintenant défaut : la faculté d’échanger nos expériences. Il est aisé de concevoir l’une des causes de ce phénomène: le cours de l’expérience a baissé. Et il a l’air de prolonger sa chute.*

Pourtant tout indique que, loin des auteurs de fictions et autres autofictions pleines d'exhibition qui circulent sur le marché, Maryline Desbiolles s'avère une narratrice capable d’élaborer de façon solide et utile la matière première de l’expérience -la sienne propre et celle d’autrui, reconnaissable comme tous les narrateurs à l’aisance avec laquelle ils montent et descendent les échelons de leur expérience.
Tout ce que développe Walter Benjamin à propos de l'art disparu de la narration figure dans le travail de Desbiolles, elle entre dans le récit en s'y situant elle-même comme personnage, ici DANS la route avec l'aide d'un coup de Mana (p. 14), elle a écouté aussi bien les récits des marins que ceux des paysans sédentaires, elle a pris ses racines dans le peuple, elle multiplie les gestes de l'oralité aux sources de laquelle elle puise, elle a transcrit des récits oraux d'aujourd'hui dans C'est pourtant pas la guerre, elle prête attention à une nature rarement muette et indifférente (les cascades soudain ont voix au chapitre écrit-elle), elle prête la même attention aux travaux et aux jours, elle fait preuve d'un humour magnifique, chaque fragment d'histoire suscite le début d'une autre, elle a évacué toute investigation ou nuance psychologique, elle éprouve de la compassion pour les mauvais sujets et les jeunes innocents, le monde chez elle parfois, s’assombrit et avec majesté le mal y lève son sceptre, avec les multiples figures de la mort et de l'horreur.
On peut ajouter que contrairement à la route et au roman, son texte composé de multiples récits n'est jamais trop long ni épais, qu'on y trouve toujours la récurrence ou mieux pour ce livre-ci, la résurgence de motifs ; que, comme l'enfant, elle n'a pas peur de son imagination la plus crue (par exemple : je me demande comment on s'y prend pour clouer une tête et où donc enfoncer le clou), elle dit son "fantasme" comme on dit un peu bêtement aujourd'hui, quitte à demander pardon et l'amalgame, elle en fait l'embryon d'une autre histoire possible, elle s'adresse aux personnages, les implore, les invoque, elle s'adresse aussi aux morts, elle parle ou chante sur eux, dans les morts, pas des fantômes, pas revenant mais venant toujours venant (M. D.), elle débusque des secrets, avance des hypothèses, elle chantonne et chante.
Ce qui est sans doute encore plus nouveau dans cette étonnante revitalisation de la Narration, me semble-t-il, c'est une attention aux mots, à leurs pouvoirs, à leurs variantes, à leur origine, à leur vie propre, à leur jeu.
Dans son illustre texte beaucoup cité et commenté, Walter Benjamin avance des hypothèses toutes passionnantes sur l'effondrement de la narration : l'expérience indicible de la Grande Guerre, le refoulement de la mort par la bourgeoisie, la survenue toute puissante du roman, le surdéveloppement de l'information car dans les événéments presque rien ne profite à la narration, presque tout profite à l’information, la diminution de cette faculté d'écouter qui nécessite l'oubli de soi, la fin de la possibilité d'un ici transcendental.
Ces données-là perdurent, les causes persistent et pourtant, voilà que l'échelle est reposée à nouveau depuis le sol d'un arrière-pays, depuis les profondeurs d'une route jusqu'aux nuages toujours repoussés. Voilà revenue celle auprès de qui le lecteur aime à se réfugier fraternellement et à retrouver la mesure, l’échelle des sentiments et des faits humains normaux.
Est-ce un hasard qu'il s'agisse d'une femme ? est-ce un hasard qu'elle se soit formée dans le milieu de la poésie ?
Alors que le sage et le juste ne peuvent plus donner conseil, alors que dans le village d'Astérix le barde finit toujours bâillonné et ligoté pour que les convives puissent raconter leurs grasses blagues, le Narrateur ne sera sans doute plus jamais l'homme qui pourrait laisser la mèche de sa vie se consumer tout entière à la douce flamme de sa narration, peut-être revit-il, peut-être revient-il aujourd'hui sous les traits de la femme qui peut écouter la voix des morts comme un souffle chaud, consolant, au cœur de l'obscurité. (M. D.)




* Toutes les citations de ce texte, hormis celles attribuées à Maryline Desbiolles, sont tirées du texte de Walter Benjamin, Le Narrateur. Réflexions à propos de l’œuvre de Nicolas Leskov (Ecrits français, Gallimard, 1991 ).
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