Des terrains vagues, variations de Yann Mirallès par Emmanuel Laugier

Les Parutions

18 mars
2016

Des terrains vagues, variations de Yann Mirallès par Emmanuel Laugier

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Ici arrêté

 

 

 

Le nouveau livre de Yann Mirallès est sans aucun doute son livre le plus abouti, et celui dont on dira qu’il marque une maturité certaine. C’est-à-dire une sorte d’affirmation, que le mot singularité, à lui seul, concentre. La question de ce qui fait singularité étant peut-être la seule qui vaille, la seule qui ajuste la notion de distinction en y joignant tact, délicatesse avec celle d’exigence. Je crois que le titre Des terrains vagues variations, qu’aucune « , » ou « : » ne vient couper en deux, n’amenuise pas la force du partitif qui l’ouvre : son programme s’enrichit tout en ne retournant pas seulement ses motifs vers leur provenance. Dès les premières variations, l’impression qui vient est celle d’un travail d’ajustement entre ce que laissent les perceptions (depuis tous les plans où elles se forment) et les séries non-finies où elles s’étagent et se disséminent, éloignant la question de leur origine. C’est plutôt ce qu’ils sont, en tant qu’arrêt pour le regard, qui importe et ce qu’ils ouvrent en nous de mémoires et de perceptions qui importe. La variation de ces terrains vagues est ainsi au moins triple, musicale, scripturaire, dans le sens où Y. Mirallès écrit ce que ces terrains vagues appellent (du cinéma, de la poétique, des traces sociales, et testimoniales), mais aussi chorégraphique, : elle déploie le solo de ces arrêts (sur image, mais pas seulement) comme des micro-destinées de l’œil pris dans le cerne de leur espace. Car ces lieux nous destinent, tout en se vouant eux-mêmes à rien d’autre que ce qu’ils sont : des lieux d’abandon, ou l’infra- se montre à celui qui s’y arrête, ou en est arrêté par le détour de la rêverie, de l’effarement, de la suspension, voire de ce qui fait syncope à l’intérieur de sa durée intérieure. Dans Idée de la prose, et au mot « césure », Agamben rappelle que c’est « duermen sus un chivau » que Guillaume d’Aquitaine dit avoir trouvé son vers, car au moment de son absence le cheval, par son arrêt, réveille le cavalier, le vers venu alors en lui étant comme le suspens, la venue d’une durée qui fait césure dans la trame du temps calculable. Le temps qui s’attache au vers est similaire à cette trouée, que la première page de Des terrains vagues… appelle nettement : « en le terrain vague ils vont/parmi/le terrain vague qui n’a/ni commencement ni fin/on croit/ils sont/deux silhouettes/qui marchent/on les voit (…) ». Tout se met en place dès les 9 premiers vers de la p. 7., appel de l’ancien (réactualisé dans la fable d’ouverture « en le terrain vague ils vont »), inactualité, intemporalité de la scène, puis ce « on les voit » qui attache deux silhouettes au terrain vague. Le livre va depuis cette ouverture approcher avec une focale de plus en plus précise les temporalités remontées en chacun de ces terrains, voire décrire le lien qui se noue entre la survivance de l’intemporel et l’actuel du temps qui s’y marque aujourd’hui. Mais ces deux trajets n’existent qu’ensemble, et chaque terrain vague en est l’apparition. Y. Mirallès a la délicatesse de nous laisser nous en emparer sans contraindre, ni forcer. Tout est suggéré, tel film, qu’on le reconnaisse ou pas fait pli filmique dans l’écrit, tel visage (les prolétaires que filme Pasolini dans son Évangile…), tel plan (de la Dolce vita, à ceux, aux lenteurs folles, de Sarunas Bartas dans Three days ou Few of us, etc.), tel démantèlement d’usine, tel fait, l’Histoire (la Shoah, dont le film de Lanzmann), les enfances remontées depuis ce qu’ils cernent : « le terrain vague étant toujours/nombreux difficile/à couvrir – le passé/va trop vite : par ex./ le terrain/d’aviation où apprendre/à marcher à courir (…) le paysage inimprimé/on croit –/le paysage qu’on ne sait pas/qu’on portera/plus tard ».

 

 

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