Des Vies sur Deuil Polaire de Jacques Sivan par Stéphanie Eligert

Les Parutions

15 mai
2013

Des Vies sur Deuil Polaire de Jacques Sivan par Stéphanie Eligert

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« Contrrrract n u uuuaaaaj

Rrrrrrrrrrrrrconssssstruct   ddd

    Iiiiiiffffrrrr aaaact commut’active réseau    bbbb iotransistor

                Rrrrrrr uuuuuuptuuuurr c ontact

D éééréglaj

    C ooommmbussst diiiiilatatêt’ ancien directeur d’analyse stratégique il dirige aujourd’hui un réseau de plateformes interplanétaires rrrrrrr ayooonnnmntherrrmiq ééééépuiiiizzzm’ affaibliiissssm il supervise aussi tout ce qui est contrôle thermique gestion de l’air et les paramètres de tout type d’environnement    m aaaaaasssif méandr’encééééphal

Trnssssmiiiiiisss d éééééévvvaaaasssta » (Des vies sur Deuil Polaire, p.45).

Voici les premières phrases du portrait du « Directeur de réseau » qui exerce ses compétences sur Deuil Polaire, cette « planète de moyenne importance située aux confins de notre galaxie », et dont le présent volume nous rapporte, parmi d’autres portraits échantillonnés « au hasard de la population », la « vie » prise « dans son contexte immédiat ».

Tout est dans ce « contexte immédiat » : le texte, sa teneur, la lecture, etc. Mais cette immédiateté est si complexe, si épaisse au sens littéral qu’il faut, pour l’appréhender dans son exacte stratification plastique, la décomposer dans un ralenti qui mette autant que possible en relief chaque phase du processus de lecture. On va donc ralentir, mais en rappelant cette évidence que ce qui se déroulera ci-après n’est successif que par artifice critique. Car tout au contraire - et ainsi qu’il en va sans doute, phénoménalement, pour la réception de tout travail poétique et expérimental - dans le temps réel de la lecture, cela se juxtapose, se simultanéise, se remplace, se substitue, et cela dans une agitation kaléidoscopique incessante, etc.

Reprenons le début de ce portrait, les lèvres réarticulant dans un souffle introspectif ceci : 

 

« Contrrrract n u uuuaaaaj

Rrrrrrrrrrrrrconssssstruct   ddd

    Iiiiiiffffrrrr aaaact commut’active réseau    bbbb iotransistor

                Rrrrrrr uuuuuuptuuuurr c ontact »

 

Le premier réflexe – humain, trop humain – étant sans doute de baliser l’inconnu par du connu, le moment de découverte du texte me semble immédiatement superposer sur cette longue masse sonore étirée un spectre phonétique, lequel donnerait ceci :

« K(ON) TRAKT NUAJ RK(ON)STRUKT DIFRAKTKOMUTAKTIV REZO BIOTR(AN)SISTOR RUPTUR K(ON)TAKT »

 

Spectre qui, après une courte phase de mise en équivalence sémantique, donne cela :

 

« Contracte nuage reconstruct diffract commut’active réseau biotransistor rupture contact ».

 

Si conceptuellement, la liaison entre ces niveaux de saisie du texte (graphique, phonétique, sémantique) évoque très vite la différance de Derrida, sensuellement, lorsqu’on se place au plus près des choses, à même le sens levé par ces mots-lettrages – ou « motlécules » ainsi que les nomme Sivan -, on se sent emportés dans un mouvement cinématographique – un plan-séquence prélevé au hasard d’un film de science-fiction.

Et ce plan-séquence débute in medias res, par une sorte de coupe brusque et aléatoire dans un moment de « vie » quelconque du Directeur de réseau, surpris en train de donner des ordres à ses équipes (ou à des équipements sans personnel, entièrement informatisés suite à une optimisation radicale des charges, imagine-t-on, opérée sur Terre et dupliquée, en raison de la réussite de son modèle économique, sur Deuil Polaire) ; c'est en tout cas la sensation de ce type de scène levée par ce mode impératif qu’on entend fortement résonner dans ce verbe initial, « contrrrract » :

 

« Contrrrract n u uuuaaaaj »

 

En lisant cela, on entend littéralement le grain de voix du Directeur de réseau en train de commander telle fonctionnalité de ses équipements, et aussitôt (le regard glissant dans les courts espaces qui délient le « t », le « » et le « u »), l’émergence charnelle d’une nouvelle scène : on comprend que tel nuage s’est malencontreusement formé à un point donné de l’atmosphère de Deuil Polaire, et comme il présentait le risque – au regard d’une « gestion de l’air » - de nuire à l’efficacité opérationnelle d’une exploitation quelconque au sol – le Directeur de réseau commande : « contrrrract », et de cumulonimbus, le « n u uuuuaaaj »  se rapetisse en un minuscule et inoffensif cumulus humilis (petit nuage qu’on observe généralement dans l’atmosphère, en été).

De ce point de vue, la suite du texte :

 

« Rrrrrrrrrrrrrconssssstruct   ddd

Iiiiiiffffrrrr aaaact »

 

décrit peut-être en direct le processus de transformation du « n u uuuaaaaj » en question,dont, d’abord, l’architecture massive est « Rrrrrrrrrrrrr conssssstruct » pour être ensuite réduite, évaporée sur ses contours et finalement « ddd Iiiiiiffffrrrr aaaact ».

 

Et en fixant davantage ce passage, en poussant un peu plus l’étrange acuité figurative dont sont capables les dilatations des « motlécules », on a l’impression que si les ordres littéraux du Directeur de réseaux s’étirent ainsi, cela vient de ce qu’ils circulent au travers d’un canal fragile, imparfait – et qu’à ce stade des développements technologiques (imagine-t-on encore) des liaisons entre la Terre et les planètes éloignées de l’héliosphère, dont est Deuil Polaire, la vitesse de retransmission des données sonores subit des ralentissements ponctuels, plus particulièrement sensibles avec les voyelles – voyelles que le canal évince et auxquelles il substitue ces longues dilatations consonantiques.

Ou alors – en poussant encore plus l’énergie science-fictionnelle des « motlécules » -, ce qui transforme les mots de « reconstruction » / « diffraction » en :

 

« Rrrrrrrrrrrrrconssssstruct   ddd

Iiiiiiffffrrrr aaaact ».

 

c’est peut-être une force semblable à la déformation de l’espace telle qu’observée dans le phénomène dit des lentilles gravitationnelles ; c’est à dire qu’autour d’un corps céleste, s’il est suffisamment pesant, l’espace se courbe et la lumière d’une planète, pour parcourir cet espace, glisse littéralement sur cette courbe ; elle s’arrondit. Ici, les mots d’ordre du Directeur de réseau, les « Rrrrrrrrrrrrr », les « Iiiiiiffffrrrr », etc. semblent cristalliser le dépôt textuel du vaste slalom spatial qu’ils effectuent entre les corps et matière noire de l’espace-temps pour parcourir la distance séparant Deuil Polaire de la Terre.

Cependant, simultanément à cette dérive science-fictionnelle (qui pourrait encore trouver d’autres formes que celles pointées), il y a un autre mouvement textuel qui l’interrompt, le fragmente (comme une bombe) et brouille le lissé relatif de la ligne narrative SF ; et ce mouvement-là ne représente rien, aucune narration et aucun film ; il ne contient que lui-même et l’exposition plastique de son geste.

 

«  rrrrrrr ayooonnnmntherrrmiq ééééépuiiiizzzm’ affaibliiissssm il supervise aussi tout ce qui est contrôle thermique gestion de l’air et les paramètres de tout type d’environnement m aaaaaasssif méandr’encééééphal »

Plus particulièrement :

«  rrrrrrr ayooonnnmntherrrmiq ééééépuiiiizzzm »

 

Où la scène de la lecture me paraît se configurer de la façon suivante : entre le texte imprimé sur le papier et notre regard, il y a, qui flotte – d’une certaine façon à l’oblique de la page - le mot « légal » (celui dont l’orthographe est validée par le dictionnaire et auquel on pense forcément du fait de cette opération de reconnaissance évoquée au début de cette note), « rayonnement thermique » ; dans cette position interstitielle, on dirait que ce syntagme légal, normatif a pour fonction de créer une ligne de contraste (comme immédiatement après, la phrase :  « il supervise aussi, etc. »).

Ligne de contraste à partir de laquelle on mesure la mise en volume radicale du travail poétique : on voit, en direct, le « r » devenir « rrrrr », le « ayonnement » devenir « ayooonnnmn », et ainsi de suite ; on voit dès lors le texte grossir à vue d’œil, et quitter progressivement sa position plane, unidimensionnelle (l’impression plate de l’encre sur le papier) pour devenir une sculpture textuelle – une sorte de mobile graphique dont on peut aussi bien sentir le contour que glisser sur le volume.

 

*

 

On pourrait continuer longtemps à lever, un par un, chaque linéament de ce beau livre, qui – au fil de ses portraits (« Le financier », « le terraformateur », « l’intellectuelle engagée », etc.) – lève et ajoute tout un panel de sensations différenciées, nuancées, lesquelles complexifient toujours un peu plus cet emboîtement mouvant que j’ai tenté de décrire. Mais à ce stade, retenons juste ceci : si le travail de Jacques Sivan est magnifique, c’est qu’il combine en un même mouvement d’écriture (et de lecture), deux pôles textuels que l’air du temps s’entend à vouloir opposer : la ligne claire de la narration, du roman et la brutalité obtuse, sensuelle de la matérialité poétique.

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