Descente de médiums de Nathalie Quintane par Anne Malaprade

Les Parutions

02 avril
2014

Descente de médiums de Nathalie Quintane par Anne Malaprade

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Les morts en savent-ils plus sur la vie que les vivants sur l’invisible ?

Elle — Nathalie Quintane parcourue par des contemporains disparus — écrit dans le visible, poursuit le visible à partir de l’invisible, change le monde en traversant des idées toujours affectées par l’extérieur, se décharge de valeurs trop pesantes en inventant des équations allégées, des formules entêtées, tente l’audace en écoutant descendre les voix en soi, par soi, à travers soi ; en observant cette descente sur le corps d’autrui, sur des matières surfaces soudainement pleines, animées, métamorphosées. Elle sait à peu près d’où viennent les voix ; elle ne sait pas encore et ne saura sans doute jamais quelles voies elles découvrent.

Descente des médiums raconte, en vingt-huit chapitres, quelques moments de la vie d’une femme qui rêve à d’autres vies que la sienne : autres usages de la photographie, du mot, du silence et de la philosophie, autres rites, autres croyances, autres matières, autres amours, autres rencontres, autres langues. L’écrivain ne perd pas le sens de l’obstacle : elle n’oublie ni le monde ni ceux qui ont animé sa matière inerte, et s’essaie à une psychologie descriptive qui revient à cet invisible préparant/préfigurant les objets. Cette fois, l’obstacle insaisissable et sans doute fantasmé accompagne le devenir des choses soulevées par l’intensité désirante. Il est le détour par lequel raconter des parcours et des tentatives qui, ici (Europe) ou ailleurs (Afrique, Asie), figurent la pensée en défigurant nos habitudes de pensée. Cet obstacle est d’autant plus déroutant qu’il est imperceptible, laissant cependant des traces qu’il faut décoder en faisant preuve d’une inventivité interprétative. Aventure d’un geste, genèse d’une croyance, souffle d’une illusion : ce pourrait être les titres de quelques-uns des chapitres de ce livre qui isole des « moments justes » incertains afin de « réformer le visible » bien trop certain. Un dispositif, un montage, une mise en scène donc, médiatise l’immédiat, et fait descendre l’éternel dans le devenir. Mensonge ? Peu importe diraient certains, tant mieux affirme-t-elle ! Le faussaire déconcerte, interroge, révèle des intentions et des projets qui, eux, manifestent ce qu’il y a de plus réel, de plus tangible et de plus essentiel en chacun d’entre nous : recevoir, comprendre, accueillir sur un mode inhabituel un au-delà ou un en deçà dont on fait notre présent, notre lieu, notre mode d’être au monde. L’invisible s’entend, se touche, se sent, s’impose et se fraie un chemin dans le visible. On le voit alors autrement. Une vision et une position, un regard et un point de vue engagent le corps et font qu’on n’agira plus comme avant. L’entreprise esthétique, temporelle et politique se nourrit d’un imprévisible auquel ce récit donne puissance, forme et attention.

Ainsi donc, on oublie beaucoup de qu’on a appris. On recommence : à entendre et à raconter ce qu’on entend, à voir l’autre entendre l’Autre, parce qu’on a besoin pour avancer, disait Nietzsche, d’illusions qui soient des non-vérités tenues pour vérités. L’expérience intérieure s’ouvre à des échos qu’elle reporte dans des apparitions. On réaménage nos représentations, on présente nos réaménagements. Les héros de cette geste disent leur présent depuis une éternité fantasmée : photographes épris de trucs et de trucages — Ted Serios —, ethnologues explorant Les chemins du vide — Robert Jaulin —, pédagogues et doctrinaires — Allan Kardec —, écrivains-femmes dans un monde d’hommes — Christine de Pisan —, corps illuminés et suicidés — Chizuko Mifune. Tous ont entendu parler les morts, tous ont eu le courage de les relayer. Des paroles fantomatiques ont été portées, transportées, téléportées jusqu’à ce livre-ci, objet métaphorique, qui, à son tour, charrie un présent passionné et passionnant, pris en charge par les vivants cités en fin de volume : Dominique Rivière, Christelle Fanny, Jean-Pierre Cometti, Rémi Marie, André Scala et Ryoko Sekiguchi.

Un livre est une place déplacée vers l’autre, une place pour l’autre, cette place de l’autre édifiée à partir de l’accident : ce qui surgit, l’événement, l’imprévisible qui s’empare de la situation, la bouleverse, la conduit d’un point à un abîme, d’un réflexe à un saut dans l’inconnu. Un livre en mouvement, constamment mouvementé, qui entend des voix, repère des accents, accompagne des aventures, donne visibilité à la pensée dialogique. Un livre jamais down, même si c’est de Descente qu’il s’agit. Quelque chose au contraire monte jusqu’à nous : c’est neuf et surprenant, un peu inquiétant, assez bizarre, souvent joyeux. Cela ne justifie rien, n’explique surtout pas. C’est l’inutilité la plus utile qui soit : celle par laquelle des revenants (habitant les murs et les tables, les livres et les descendants) murmurent que le plus étrange est aussi le plus intime, le plus actuel, le plus décisivement juste. Chaque mort est la place d’un mot, tout mot délivre une mort de l’oubli.

Utilité des illusions qui déchirent le visible ; utilité des illusions par lesquelles s’entend dire l’invisible.

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