En Mer En Vers de Sylvie Nève par François Huglo

Les Parutions

22 juil.
2016

En Mer En Vers de Sylvie Nève par François Huglo

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       Et la Nève va, plongée dans la lecture par l’écriture, dans l’écriture par la lecture, comme si l’une était la part immergée (les œuvres vives) de l’autre. Écoute de l’écrit, écrit de l’écoute, la réécriture réinvente le genre de la paraphrase pratiqué aux XVIème et XVIIème siècles. Plus tard, Joyce a réécrit Homère, Caligaris Jarry, Demarcq Rimbaud, etc… et Sylvie Nève, depuis les années 80, pour les dire en public (sa « voix de l’écrit » est un alliage unique, précieux, d’exactitude érudite et de fraîcheur), a réécrit (traduit et adapté) les Congés de Jehan Bodel, ceux de Baude Fastoul, le Lai de Mélion, et trois contes de Perrault : Le petit Poucet, Peau d’âne, Barbe Bleue. L’écoute psychanalytique pratiquée par Nève exerce-t-elle la lecture, son engagement scénique (performances seule, en duo, avec une comédienne, des musiciens) l’écriture ? Réécrire, c’est refuser la séparation entre ces deux activités, la séparation entre auteurs-producteurs (entrepreneurs !) autosuffisants, actifs, et public ou lecteurs-consommateurs passifs. Le lecteur, s’il vit, réécrit (c’est contagieux), ne serait-ce que par la prise de notes, le compte rendu oral, par delà le « like » pavlovien. A quoi bon un livre coupé de l’ivresse du live ?

 

      En Mer En Vers répond à deux invitations et à une hantise. La réécriture (l’expansion) du conte de la Bécasse (et de Maupassant) En Mer, était destinée à une lecture dans une saurisserie de Boulogne-sur-mer, et l’impansion en vers d’un roman peu connu de Jules Verne, inspiré du naufrage de la Méduse, Le Chancellor, avait été proposée par une compagnie de théâtre lyonnais, La Ruche. Rimbaud, dont Nève avait expansé le Dormeur, hante les deux textes qu’il vient croiser : dans En mer, la houle disperse « gouvernail et grappins ». L’homme contemplant son bras broyé s’écrie « Ô que la quille éclate ! Au péril / ô que j’aille à la mer ! », et voit dans le sang qu’il verse « des noyés » descendant « dormir, à reculons ! ». Et quand l’eau salée inonde sa plaie, « s’il désire / une eau d’Europe c’est la / flache sombre et froide où vers l’aurore s’agrègent / bras, poissons, baril, ciel / vague… ». En titre du chapitre 39 de Le Chancellor, Nève cite « Toute lune est atroce et tout soleil amer », et dans le chapitre 43, si « un enfant accroupi plein de tristesse lâche / un bateau frêle comme / un papillon de mai », son essor est coupé net par deux vers d’une chanson qui court, coule, jolie source intermittente à travers les deux premiers textes : « Le sort tomba sur le plus jeune / Qui n’avait ja ja jamais navigué, ohé ! ohé ! ». Lancée, mise en orbite par ces deux réécritures qu’elle a travaillées, celle du Bateau ivre vient illustrer magistralement le programme tracé par Nève à l’exercice de sa discipline de prédilection : « attention quasi exhaustive portée ligne à ligne à tous les aspects sonores et signifiants du pré-texte ».

 

       Dans les deux premiers textes déjà, le vers ne rythme pas l’action, ne l’imite pas, mais il l’orchestre. Si le paragraphe devenu strophe découpe le récit, un peu comme des planches de B.D., la coupe du vers (l’arrêt en bout de ligne) l’interrompt : il rebondit sur une syncope.

                            « Vers minuit, détonations violentes :
Cloisons é-
clatent ! Torrents de vapeur, langue de flamme lèche
le mat. Des cris : »


La coupe d’un mot peut en éveiller un autre :


« un moyen —dame !—
d’à mort
-cer nos lignes… ».


L’orchestration verbale produit un effet fresque :


« Cette nuit-là, sans fraîcheur.
Obscurité profonde, trouée d’é-
clairs de chaleur, longues décharges é-
lectriques embrasent l’horizon. Préliminaires d’o-
rage, combats de nuages, en silence ».

 

Nève semble décrire là sa propre pratique du vers !

 

       Chacune des strophes de Rimbaud donne lieu à une page de Nève, dont une sous forme de sonnet. Dans le premier mot, « Comme », elle fait entendre « Qu’homme » puis « nomme », « fleuves impassibles » devient « Fleuve / eux impassibles, moi passible », « plus guidé par les haleurs » se prolonge en : « plus guidé… / Adieu, parlers haleurs ! » et « Peaux-rouges criards, ça rappelle Communards ! ». L’expansion du poème produit quelques dérives : vers « Toutes les Lampedusa » où « la police veille et les sauveteurs bâillent », vers « Aden un jour » avec un rappel de (ou appelé par) la « Liberté ravie » des  Poètes de sept ans, dont le vers « Tout le jour, il suait d’obéissance ; très » est implicitement cité dans la page intitulée « Morveux, pieux » : « oublié les sueurs / d’obéissance, les rio, espéré ». Parmi les fleurs mêlées d’ « yeux de panthères à peaux / d’homme » apparaissent les « Panthers », et le baudelairien ciel qui pèse « comme un couvercle » couv(r)e les « nuages de partout, / de Syrie, de Kaboul, de Tripoli / sur l’Europe aux anciens / aux nouveaux parapets… ». Faut-il les regretter ? Nève met le verbe au conditionnel et donne au vers de Rimbaud la forme interrogative. L’exil en des « nuits sans fond » de la « future vigueur » devient « vie de gueux » dont « vogue la galère » et « Exit futur », le « bateau frêle comme un papillon de mai » bat de l’aile : « Je ne puis plus, trop frêle / pavillon de mai / communard / naviguer dans le sillage / des drapeaux et des flammes ».

 

       On l’aura compris : Le bateau ivre n’est pas un collier de perles que prolongeraient le Breton de L’union libre et la kyrielle des néo-surrés. Nève fait un sort à la « poésie de l’image » : collier ou cuiller (encore une, de cette confiture éculée-écoeurante :  « éculante » ?)

« À d’autres ! les bons poètes,
allons donc ! les bons poètes leur confiture
éculante d’images !
Images, images, images !!!
Songez donc : images !!
Oh la succulente dé-
confiture à la morve dé-
goulinante d’azur aux lichens
de soleil —assez ! zou !
et plouf—,
cieux louvoyant… »

 

       Et après tout, le poète de sept ans amateur d’illustrés, le saisonnier de l’enfer friand de « petits livres de l’enfance », ne sont pas étrangers à ceux que nous étions quand nous dévorions la bibliothèque verte, et nous attardions sur les illustrations. Celles, au nombre de trois, données par Cécile Norguet à l’impansion du roman de Verne, les photographies de Didier Moulinier et de Stéphane Gepäck en 1ère et en 4ème de couverture, participent donc activement au charme et à la tonicité du livre.

 

 

 

 

 

 



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