Extrêmes et lumineux de Christophe Manon par Ariel Spiegler

Les Parutions

25 mars
2016

Extrêmes et lumineux de Christophe Manon par Ariel Spiegler

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          Extrêmes et lumineux, de Christophe Manon, paru chez Verdier en 2015, remporte la même année le prix de la révélation de la Société des Gens de Lettres. Construit comme une spirale, le roman épouse le mouvement de la mémoire.

          Il ne s’agit pas du tout pourtant de circuler en elle de façon proustienne par des évocations sensibles qui ouvrent sur le passé, ni de suivre ce que les psychanalystes appellent l’association libre. Christophe Manon construit un dispositif au rythme très régulier, organisé autour de mots pivots qu’il coupe en produisant, par un espace blanc, des fondus au noir entre des blocs de prose qui se succèdent avec la régularité de ces « larges lignes noires verticales joignant les parties inférieures et supérieures des murs », évoquées dans la description d’un sous-sol où l’on s’enfonce au début du livre. On passe ainsi, en un mot scindé, d’une temporalité à une autre, la fin du texte reconduisant au début par le mot « oir (…) n ». Ces fondus au noir ne disent pas seulement le caractère aveugle de la mémoire et le tâtonnement qui s’ensuit : « …sa mé / moire délabrée, défaillante, parcellaire, fragmentaire, ainsi qu’un livre dont des pages entières auraient été inexorablement arrachées ou effacées et devenu pour cette raison indéchiffrable ». Ils commandent une exigence qui renonce en fin de compte à emprunter la sortie, restituée de façon picturale au début et à la fin : « la vie qui s’impatiente, trépigne, obstinée, se précipitant vers la sortie comme sur ce pictogramme lumineux posé au sommet d’un large pilier avec petit bonhomme qui court précédé d’une flèche et d’un rectangle ».

          Ce roman, qui retrace et réinvente son fonctionnement, ne porte pas sur la mémoire, mais d’abord peut-être sur l’effort : « car tout courage est une fidélité et c’est toujours à soi-même qu’on renonce en premier ». Mais fidélité à quoi ? Peut-être à une « protestation d’am / our (…) aussi chère et précieuse que leurs plus extrêmes et lumineux instants ». En s’enfonçant dans ce parking sans fuir, malgré « l’odeur à la fois épaisse, écœurante, entêtante et indubitable de produits pétroliers », le texte opère un dépouillement progressif qui s’efforce « non pas de dire le monde, car la chose est résolument impossible, mais de le célébrer ».

On part à la trace de la troupe de théâtre itinérant Gualtieri pour y trouver toujours, inlassablement, une autre recherche, d’autres scènes, d’autres histoires. Tout se passe comme si, en lisant, nous pouvions dire devant la vie comme « le garçon » devant les femmes : « Mais que me veut-elle ? que cherche-t-elle ? » Si l’on peut parler de lyrisme, c’est sans doute parce qu’il y a là un désir acharné qui ne se brise jamais. Une quête, dont l’absence d’objet unique est particulièrement significative, ne cède pas, malgré les nombreuses évocations de passage à tabac par la police, et demeure inexorablement tendue vers « quelque regard affectueux et fraternel ». Et l’on se demande : « Mais bon sang à qui donc cet enfant a-t-il pu adresser ce regard plein d’une confiance sans faille, plein d’abandon et de franchise, à qui a-t-il bien pu adresser ce sourire » ? On voit s’écrire un désir qui, comme le dit Renaud Barbaras dans Dynamique de la manifestation, se creuse à mesure qu’il se satisfait, et ne peut jamais être comblé parce qu’à travers les objets qu’il rencontre, il est désir du monde dans sa totalité.

          On a affaire à l’amour dans Extrêmes et lumineux, mais à l’amour dénudé comme un oignon et en prise avec tout objet possible, et dont l’avènement se joue précisément dans l’acte d’écrire, « genre d’exercice spirituel pratiqué avec une régularité et une ferveur presque ascétiques ».

          L’écriture est alors révélée dans son étrangeté essentielle. D’un côté elle est animée par une tension insatiable, telle qu’elle apparaît notamment dans les évocations superbes de la sexualité : « réagissant de façon disproportionnée au moindre contact sur sa peau comme un pur sang excessivement nerveux » ou irrésistible, comme dans l’expérience de l’alcool : « buvant ainsi méthodiquement et systématiquement avec une sorte de raffinement brutal », et d’un autre côté elle suppose le même retrait qui caractérise si souvent les personnages photographiés « les mains dans les poches ou réunies dans le dos, comme à la sortie d’une fête, d’un banquet ou d’une cérémonie ». Ce livre montre comment l’écriture puise son élan aux mêmes sources que le sexe et que le lait des vaches. C’est ce qui se révèle au regard « des adultes qui finissent par soupçonner dans son cas les symptômes de cette insolite passion littéraire affligeant paraît-il, même dans les meilleures familles, certains rejetons particulièrement dépravés et d’esprit fragile, s’inquiétant donc, sans pouvoir y remédier, d’un goût aussi prononcé pour la lecture et la solitude ».

          L’abondance extraordinaire d’adjectifs, d’adverbes, de noms et de verbes qui viennent délimiter une même réalité en s’acharnant à en circonscrire la richesse nous fait plonger en frères dans le livre de Christophe Manon. Et nous retardons avec lui le moment d’emprunter la première sortie, renonçant, comme à nous-mêmes, au petit bonhomme dessiné pour nous enfoncer dans cette généreuse spirale et y perdre toute image, justement, de ce que sont la vie et les êtres humains.

 

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