Inframémoire de Robert Ireland par Jean-Paul Gavard-Perret

Les Parutions

18 août
2014

Inframémoire de Robert Ireland par Jean-Paul Gavard-Perret

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 Strates sur l'Abîme : l'écrture comme paysage

 

Le départ de ce livre est un jeu intellectuel, une utopie ludique. Contrairement à des écoles telle que l’Oulipo - où le langage est remis en cause dans son mécanisme syntaxique et de vocabulaire - l’archéologie du savoir se trouve mis en cause ici par effet de masse, dans des strates de documents agencés autour d’un centre vide. Un groupe de discussion (« L’équipe ») organise une suite de considérations orales transcrites dans un amoncellement de rapports (« L’opus ») que les participants reçoivent, reprennent, annotent. Mais tout ce corpus ne débouche sur rien. A ce moment précis un membre de cette mouvance intellectuelle rejoint Rome pour tenter d’analyser l’échec du projet au moment où il essaye parallèlement  de sauver son lien amoureux avec sa compagne. Le « supremus » de l’ensemble sombre en fin de course où se révèle un triple échec : celui de la communauté intellectuelle, du duo amoureux et de l’écriture.

 Robert Ireland afin de présenter  des diverses strates des « Inframémoires »  invente une structure plastique labyrinthique  par archivage et collage. Se mêlent divers types de textes (narrations, dialogue, commentaires, etc.) selon un montage qui donne sens à ce qui n’en a pas. Tout se fonde superbement sur le vide absolu traité par coupes sombres entre dérisoire et sérieux. L’artiste propose en conséquence une poétique de l’installation littéraire architecturée sur ce qui devient la production d’un corps vide de ses pleins. Il devient de facto sa propre critique. S’y déploient à la fois l’usage et l’usure de l’art et de la littérature, une image des discours, un jeu de « souvenances » (titre d’un autre livre de l’artiste) et une saisie du texte en tant que paysage plus qu’accumulation de signifiants.

Cette approche de la littérature prend une forme méconnue et peut se situer dans la suite d’un Robert Walser. Ireland, par l’abondance de matière et sa reprise, traînant derrière lui ses créatures, enfonce le lecteur-regardeur au sein d’une une épopée ambiguë. Elle rejette les lois du discours en produisant un corps qui ressemble à un gros bébé joufflu et ridicule mais plein de gravité dans les vagissements programmés. Le créateur à travers eux refuse le statut de  maître à penser de ce qu’il produit puisque les discours (qu’il déconstruit de ses coupages découpages) ne lui appartiennent pas. Dans le même mouvement il met en doute la nature même de l’écriture, de la mémoire et de la nature humaine en ce qu’elle pourrait revendiquer de triomphe ou d’humanisme.

 L’écriture ne parle plus fermement et de manière péremptoire. Ireland à partir de « l’opus » crée donc un corpus qui liquéfie ou plutôt liquide tout ce qui dans le discours se veut solide. Le livre n’est plus ce qu’on pourrait appeler « projetniture » : il n’y existe pas plus de réel ou de fantasmes. Le langage lui-même vient achopper sur l’image. Le langage de l’image offre l’image du langage. Il prouve que l’  « inframémoire » se situe plus du côté de l’oubli que de la mémorisation puisqu’il n’y a plus rien à en tirer ou en recevoir. Sachant qu’il n’écrit pas de l’excellence mais son contraire Ireland assume le fait qu’il se refuse à appartenir à une classe intellectuelle pour laquelle demeure toujours trop de langue et pas assez de réalité.Une classe dont - comme Guyotat mais par d’autres moyens - il s’échappe en se revendiquant comme artiste et non comme écrivain. Passionnant.

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