JE de Rémi Marie par Nathalie Quintane

Les Parutions

18 mai
2010

JE de Rémi Marie par Nathalie Quintane

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A propos du film d'Agnès Varda Sans toit ni loi, Serge Daney parlait de procédés "vieux comme des pots de yaourt périmés". Après vingt ans de traversée du désert de l'anaphore et presque autant d'exploration du petit canyon de l'auto-fiction, on se dit, d'abord, à la lecture de JE : Oh non - et en plus il cumule ! La reprise incessante en attaque de JE, le récit par bribes des parcours des combattants du désir, Rémi Marie le cumulard y pousse sa phrase qui s'y pousse et tâte, effleure, étonnamment légère pourtant, les fameuses intermittences, la réclame et les réclamations des histoires d'amour et de l'amour des histoires ; bref, il est gonflé et on peut s'en agacer, d'abord, et d'abord on s'en agace, mais si l'on s'en agace ensuite, c'est qu'on n'aura pas lu.

Comment parvient-il, très vite, par faire oublier, gommer, la lourdeur du procédé - sans doute parce que ce même procédé lui permet de déployer exactement l'inverse de ce pourquoi il est programmé, ou habituellement utilisé : paradoxalement, ce texte ne paraît jamais se répéter, non par tour de force ou pirouette virtuose, mais parce que chaque proposition s'attache à un détail, est elle-même un détail, et que la notation intime acquiert l'extériorité et la précision qu'exige le parti pris des choses, tandis que les lieux - en l'occurrence le plus souvent la ville de Vienne -, les événements, le "quotidien", sont pour ainsi dire incorporés, intimisés par une syntaxe et un rythme qui n'homogénéisent pas, qui ne font jamais flux, mais au contraire détachent et distinguent si bien qu'ils élèvent à l'attention ce qui en reste en général à de la description.

On tient, là, avec ce qu'on n'espérait plus depuis longtemps de l'anaphore - l'élégance -, on tient un monde à un instant T : une ville européenne au début du XXIe siècle, traversée par les bohèmes du temps et par un Je pris entre deux femmes et curieux de tout jusqu'à devenir chien, tram, phrase de Thomas Bernhard, dieu ou personne.

extraits :
J'enlève ma veste, je m'assieds sur le plancher, je délace mes chaussures, je me relève, je commence à défaire ma ceinture à faux clous, je reste immobile, je ne respire pas, je respire à fond, je reboucle la ceinture, je me rassieds par terre, je remets les chaussures pointues en cuir brun chiffonné, je me relève, je remets ma veste, je mets les clefs dans ma poche, je sors de l'appartement, je suis dans le u-bahn, je ne regarde personne, je regarde les gens qui montent dans le wagon, je regarde un homme qui monte dans le wagon, je ressens une secousse intérieure, je sais qu'il est là pour moi seul, je suis son regard, je regarde ses pieds, je regarde ses bottines de femme, je ne pense à rien, je glisse sur son costard gris qui le boudine un peu, je m'arrête sur son visage poupin, je m'arrête sur son visage mal rasé, je détourne les yeux quand il pivote sur lui-même, j'ai peur de rencontrer son regard, j'aimerais rencontrer son regard, je suis ses mouvements du coin de l'oeil, j'observe sa manière de tourner sur lui-même en fixant ses bottines de femme, je voudrais en savoir plus, je voudrais lui parler, je l'entends marmonner quelque chose, je crois qu'il parle tout seul, je suis surpris quand une femme s'approche de lui, je ne comprends pas ce qu'ils disent, je la trouve belle, je la trouve chic, je me demande s'ils sont frère et soeur, j'invente qu'ils sont frère et soeur, je pense à Rudolf, je ne sais pas pourquoi, je suis content que ce type soit là, j'avais besoin qu'il soit là aujourd'hui.
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Je suis allongé dans la baignoire, je suis seul dans la baignoire, je suis seul dans l'immense appartement avec baignoire, je suis seul baigneur, je suis seul dans le silence de l'appartement vide, je suis seul dans le calme du grand appartement familial vide, je suis seul et j'écoute le silence de l'appartement vide, je suis seul et j'écoute l'absence de ma nouvelle famille, je suis seul allongé dans la baignoire familiale, je regarde de ma solitude le plafond familial, je regarde le plafond comme un ciel solitaire, je regarde les moulures du ciel, je suis le passage solitaire des moulures dans le ciel, je m'enfonce, je m'enfonce sous le ciel familial, je m'enfonce dans la famille, j'enfle, je deviens otarie, je deviens phoque, je deviens baleine, je suis une baleine, je suis une baleine de parapluie, je ris tout seul dans la baignoire, je me bidonne silencieusement dans la baignoire, j'enfonce la tête sous l'eau, je souffle, je fais des bulles, je reste le plus longtemps possible, je gagnais tous les concours à l'école, je revois le vestiaire du gymnase, je revois les slips sexy de Paul, je resurgis au milieu des poissons et des canards, je resurgis dans une vieille baignoire en fonte, je resurgis très loin dans le passé, j'ai inventé la baignoire à remonter le temps.
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