Je vais, je vis de Hubert Lucot par Alain Frontier

Les Parutions

30 nov.
2013

Je vais, je vis de Hubert Lucot par Alain Frontier

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La vie, la mort

 

 

«  Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον
σπεῦδε, τὰν δ᾽ ἔμπρακτον ἄντλει μαχανάν. »

(« Cesse, ô mon âme, d’aspirer à une vie immortelle, mais épuise toutes les ressources de ton art. ») 

Pindare, 3e Pythique

 

L’existence d’A.M. la tant aimée, sans laquelle peut-être aucun des livres d’Hubert Lucot n’eût été écrit, est arrêtée par un mal (cancer du pancréas) qui se révèlera incurable. Confronté au verdict, Je vais je vis accompagne l’intolérable, un terrible présent ayant fait irruption devant lequel on ne choisit d’abord pas ses mots[1], puisqu’ils nous sont dictés par une instance étrangère — médicale, scientifique. Plus que jamais, Hubert Lucot écrit parce que la perte, parce que la mort, parce que la vie assassinée : jamais la nécessité d’écrire ne se sera imposée à lui avec un tel degré d’urgence.

Le cancer est une longue attente de la mort, qui jour après jour investit l’espace et quadrille la ville[2] selon sa géographie propre (les rues conduisent à l’hôpital Saint-Antoine, « ville close » partagée en Services, secrétariats, bureaux d’accueil, couloirs, cabinets de consultation, salle d’attente cosmopolites). De rares escapades (un restaurant place des Vosges, la terrasse ombragée d’un café, une promenade dans le jardin Monet de Giverny, voire un bref séjour dans le sud) mettent à profit les accalmies, mais ces parenthèses ne parviendront pas à écarter l’idée de la maladie toujours présente. Quelques jours avant la fin, le cabinet de travail de l’écrivain sera de fond en comble transformé en chambre de malade (HAD : hospitalisation à domicile), « un jeune Antillais (…) traverse le salon en tenant sous son bras de longues tringles. Dans mon bureau, il les assemble en un lit médical qui emplit la pièce : pour aller d’un bord à l’autre du lit je dois passer par le salon. » (p. 552)

Le bureau de l’écrivain était sale, la chambre sera propre. Désormais Hubert demeure auprès d’Elle, l’amour à l’épreuve du délabrement de Son corps : « Je la laverai assise sur le seau, je laverai le lit, emportant le drap, la chemise de nuit, la liseuse (…) » (p. 561). Elle-même s’étonne de le voir s’acquitter si convenablement de son rôle infirmier : Hubert à son tour prisonnier de la Maladie. Il écrira (15 juillet 2012, 17 h 35) : « A.M. m’a accordé une permission d’une demi-heure, que rendent utile les achats dans la pharmacie. Un vieil homme dos à son porche me fait penser à la rue Saint-Dominique des tantes pendant mon enfance… je comprends que ma sortie exceptionnelle me ramène aux temps anciens, aux temps de liberté qu’a dissoute l’Aggravation. »

La condamnée a fait montre, dès les premières heures, d’un courage lucide[3]. Jamais passive devant sa maladie, elle agit, analyse, négocie, discute des remèdes, met ses affaires en ordre avant de disparaître, prépare sa succession (matérielle, morale). Devant sa force de caractère, Hubert ne peut d’abord qu’être là, attentif et désarmé, s’efforçant de trouver les paroles, d’inventer les gestes, d’écouter (d’encaisser) les éventuels reproches de sa compagne (H.L. coupable ? A.M. dévorée par son écriture ?)[4]. Le mal est à vivre au jour le jour, bientôt heure par heure et minute par minute, jusqu’à la catastrophe inéluctable. Il entraîne brutalement l’écriture dans la succession des constats cliniques, des douleurs, des stratégies médicales et des longues attentes, imposant un temps linéaire (le journal) que les tout premiers livres ne laissaient pas prévoir[5].

Mais Hubert Lucot ne renonce à rien de ce qui, depuis toujours, constitue son être écrivant : sa sensibilité extrême, son attention au monde, l’intérêt qu’il porte à ses semblables, son émotion devant l’inscription des choses et des gens dans la matérialité du monde, la capacité qui est la sienne de capter l’émotion, fulgurante, bouleversante (miraculeuse), et de la décrypter par le moyen de l’écriture.  Il écrit : « Au long de chaque journée l’être et ses manifestations me bouleversent. » Par exemple : « un homme âgé vêtu d’une djellaba noire. Je ne vois plus que ses pieds nus dans des sandales. Ils décollent (ascension) et disparaissent : l’autobus rapide lui a ouvert sa porte de devant »[6]. Le cadrage produit l’événement, c’est-à-dire l’émergence soudaine et immédiate d’une relation avec la totalité temporelle ou planétaire. Sortant[7] un moment du pavillon où A.M. subit sa chimiothérapie, H.L. perçoit « la santé du froid hivernal » et en éprouve un plaisir d’abord inexpliqué, mais que son « attention persévérante » lui permettra de formuler : « comme sortir, un instant, du sanatorium, ou pénétrer sur son balcon ». Comme ne signale pas une métaphore (nostalgique), mais une métonymie. Le froid perçu aujourd’hui et le froid perçu autrefois sont le même froid. Instantanément la relation a fait jaillir l’idée éternelle[8] de froid, laquelle n’est pas perçue abstraitement et intellectuellement, mais sensuellement.

Permanence de l’idée. A.M. morte sera toujours présente. Je vais je vis est un livre de vie, non de mort, et l’écriture d’Hubert Lucot une métonymie généralisée qui relie son être à l’ensemble de l’Univers : « contempler le monde dans ma tête, à plat, fourmillant de relations et donc d’énergie, les mêmes nombres définissant la pression atmosphérique et l’éloignement des galaxies, je prête attention à notre instinct statistique découpant en couches la substance des qualités humaines, des destins, des accidents et passions, taux de chômage, taux sanguin. » Toujours Hubert Lucot continuera d’écrire comme si seule l’écriture était destinée à survivre à la mort des hommes et à l’anéantissement de l’Univers.



[1] Trois ans après la mort tragique de son frère Hervé, Hubert Lucot écrivait dans Autobiogre (p. 24 ) : « Il y avait eu ces jours de juin 1972 depuis lesquels le jeune homme mort marche sur l’espace non écrit. » C’est précisément parce que l’espace n’est pas encore écrit — donc intolérable — qu’il est urgent de l’écrire. On comprend dès lors le sens de la phrase qui inaugure Langst : « Je ne choisis pas mes mots, ils me choisissent ». Écrire consiste précisément à inverser la formule (à choisir les mots).

[2] Le quadrillage de la ville matérialisé par les trajets d’autobus : « Le 38 fonce vers le fleuve Seine… », « le 96 qui mène à l’Hôtel-Dieu… » « Tandis que l’autobus 72 nous promène le long de la Seine historique (musée d’Orsay, Conciergerie)… » «  l’autobus 20 avale les Grands Boulevards… » (p. 116). Mais Hubert Lucot ne se contente pas de traverser l’espace, il l’habite.

[3] « La perspective d’une guérison, mot que personne n’a employé depuis qu’on dépista le cancer du pancréas en 2010, a disparu : nous considérons un seul fait : la malade tient. » (p. 524) Le 16 février 2012, à une ancienne voisine qui lui téléphone pour lui demander de ses nouvelles, A.M. répond : « Je vais, je vis. » (p. 485)

[4] ­­­Page 521 : « J’ai honte de me mettre au travail quand ma compagne souffre… » (p. 521). Voir aussi, page 546 : « A.M. poursuit le bilan d’une vie conjugale. Ses dires spontanés semblent poser une douleur constante que je me sens coupable de ne pas éprouver ; une Bête (moi-même ?) a une présence que je ne sais chasser et dont je peux me féliciter qu’elle ne dévore pas. » Il n’existe pas d’amour paradisiaque. La relation AM-HL, comme toutes les relations humaines, connut difficultés et crises. C’est peut-être la raison pour laquelle HL se réfère si souvent au commencement de cet amour, inlassablement répété par son écriture pendant un demi-siècle : « Marseille est le site le plus fort. » (page 658) C’est à Marseille qu’ils s’unissent charnellement pour la première fois (août 1957).

[5] Qu’on se rappelle Absolument, le « proto-livre » des années 1961-1965, captant « dans le mental » l’épaisseur du monde (« espace, temps et communauté humaine ») en refusant et la narration et la description. Aujourd’hui, l’écriture est nécessairement soumise à une terrible chronologie, venue de l’extérieur.

[6] Ce passage sera photographiquement illustré par Marie-Hélène Dhénin dans un des « Livres pauvres » du poète-éditeur Daniel Leuwers (automne 2010).

[7] Page 464.

[8] Voir déjà page 24 : « Je ne vis pas dans le passé (nostalgie) mais dans l’éternité de l’eau, de l’herbe, du soleil, le parfum forestier des aiguilles rousses et des girolles jaunes se fond dans la consistance. »

 

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