L'aiguille de minuit de Patrick Kéchichian.

Les Parutions

03 avril
2004

L'aiguille de minuit de Patrick Kéchichian.

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Je hais la littérature qui s'empare de la vie pour en tirer profit, pour faire recette, au lieu de s'incliner devant elle, de la reconnaître toujours plus grande que soi. Ainsi s'exprime dès le prologue de ce livre à la facture et au dispositif très classiques, un narrateur presque au terme d'une vie soustraite aux passions mais pas au chagrin ; c'est lui qui a transcrit les carnets de l'Alpiniste (avec ce grand A qu'il n'avait pas encore mérité dans le livre précédent de Patrick Kéchichian, Les origines de l'alpinisme publié il y a quatre ans chez le même éditeur), c'est lui qui présente les fragments recueillis auprès (et au loin) de ce maître intérieur dont il n'est ni traducteur ni interprète mais plutôt pâle héritier, témoin surtout comme lui-même (le) nomma.
La plupart de ces textes, dont les plus longs dépassent rarement deux pages et les plus courts pourraient être des aphorismes, puisent à la source limpide de la plus haute spiritualité chrétienne, voire catholique, celle qui n'est pas lue par les catholiques et va de la Sainte …criture à Claudel en passant par Blaise Pascal et certain(e)s grand(e)s mystiques mais quelques différences majeures troublent et c'est peu de dire qu'elles troublent. Non pas le fameux, moderne et très présent glissement, pervers, de la quête par et vers l'écriture. Ni la prégnance des questions d'époque comme celles du sexe et du classement des êtres. Mais le cadrage allégorique lui-même perturbe et intrigue, cette métaphore de l'alpinisme avec tout son falbala d'images et son immémoriale symbolique..., souvent mise à distance ou soutenue par d'autres comme celles du théâtre, du procès ou du cirque, du contrat ou des cartes ; nourri de clichés, l'Alpiniste les glisse, les frôle et les contourne pour finalement les dé-figurer. Outre le support de l'exercice de la vertu d'humilité, cette mise en scène (parfois qualifiée d'opérette) suscite ou protège l'irruption de quelque chose de beaucoup plus inattendu dans cette tradition, qui est le rire, le rire non pas diabolique mais aérien qui accompagne et allège les mots les plus lourds, les fait danser, qui repose du harassement d'être. Qui ouvre cette porte secrète au fond de la douleur.... De l'ironie la plus subtile au fou-rire qui naît des paradoxes, l'ego de chacun est en quelque sorte mis en joue, comme le culte absurde de l'individualité et ses dérivatifs dont cette passion morose d'écrire.
Ce livre très étrange et dérangeant, pourvu de grâce et d'efficace, offre nombre d'approches, toutes abruptes dont la moindre n'est pas d'avoir pour auteur un critique prestigieux du supplément littéraire du Monde si bien que la plupart de ses lecteurs pré-destinés, éprouveront sans doute quelque gêne à le célébrer. De quoi rire avec l'auteur. De quoi donner l'envie de le suivre sur toutes ses pentes :
Il faut me croire non sur parole mais sur silence
Le commentaire de sitaudis.fr Seuil, coll. Fiction & Cie (2004)
187 p.
15 €
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