L'Histoire poèmes de Jacques Jouet par Aurélie Foglia

Les Parutions

07 janv.
2011

L'Histoire poèmes de Jacques Jouet par Aurélie Foglia

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Vaste anthropologie portative


« Que la terre fût ronde / il y avait de fortes présomptions ». Il y a décidément de très fortes chances pour que l'œuvre de Jacques Jouet, à la fois somme et sphère, soit elle aussi une « œuvre ronde » : silence ! elle tourne. À l'intérieur, on trouve tout un monde - le monde entier. L'Histoire poèmes rafraîchit la mémoire à ses sources, qu'elle cite scrupuleusement. Parce qu'une femme, dans un pénitencier, dit : « trop de choses ont fui ma tête. Ma mémoire est abîmée », il faut se rappeler d'abord que la poésie répare.
L'Histoire poèmes s'ouvre sur un « Retour » et finit sans fin par un « Aller ». La table des matières en établit la carte (« carte des lieux, carte des temps »). Mais cette carte d'un monde « pas tendre » est aussi pendue au mur du poème 225. Elle présente une obscure constellation de punaises : pourquoi a-t-on épinglé ces villes, ces pays ? La légende manque, donc la logique. L'œil ne peut que constater « les nations sous les piqûres / le monde en perce à tous les Mondiens commun ».
Ce volume est un et divers, reprenant la méthode que Jacques Jouet expose dans sa préface générale à La République roman : « elle est polygraphique, boulimique et accumulative », et « ne craint aucune impureté ». Oui, la réalité est une chose mêlée. « Or l'Âge d'Or n'a pas laissé d'archives » : les maux et les biens de nos époques pires apparaissent inextricables. Jacques Jouet ne s'érige pas en juge, et sa poésie sera toujours plus tribune que tribunal. Malgré le sang et la fureur dont est faite la texture de l'Histoire, il ne manifeste aucune complaisance pour « le gargarisme du mal ». Au contraire, le livre commence par le rire de l'auteur et se referme sur le rire de Marcel Bénabou, pour que résonne encore ce grand rire rabelaisien qui gagne, ce rire salvateur d'après la bataille, ce rire humain, seulement humain. Le « déchant » est un « chant de rire », dont on veut bien mourir.
Tant que l'Histoire reste, comme dit Aragon, « une justification d'apparence scientifique des intérêts d'un groupe humain donné par le récit ordonné et interprété de faits antérieurs », elle regarde le poète. Surtout celui qui « aime écrire des poèmes documentés », « car la poésie demande du concret d'abord ». « Ce poème est exact » constate « La pierre magnétique ». Exact, parce qu'il est « science, jeu, poésie, connaissance ». Jacques Jouet fait la biographie de « l'humanitude ». Il exerce son art de rhapsode avec sérieux. Il recycle des dires, des livres, des thèses, des enquêtes, des témoignages, des chansons, des mythes, etc. Tout est passé au « tranchant » du « chant ». Car rien de ce qui est humain n'est étranger à l'Histoire, et l'Histoire ne reste hermétique à rien. L'Histoire poèmes alterne anecdotes parlantes et traumatismes mondiaux (voir « Les remplaçables de Dora »), révolutions du pouvoir et de la pensée : temps forts, temps faibles, qui opèrent à l'échelle individuelle comme collective. Le plus insignifiant a droit de cité, dans la proximité du plus marquant.
L'Histoire poèmes procède ainsi au feuilletage des faits. « On a trop voulu transformer le monde, il s'agit maintenant de le réobserver » affirme l'auteur dans sa préface de La République roman. Quel « enseignement » donne le « scribe effaceur » ? L'Histoire poèmes : le titre est réversible. La poésie de l'Histoire est aussi largement une histoire de la poésie. Elle puise dans les contraintes sans compter et en comptant (métriquement). Elle passe du « monostique paysager » au « petit poème en prose », du pantoum aux vers libres. Ce qui se joue, c'est bien, toujours, la liberté de la poésie : dans la modulation des formes en fonction des sujets (voilà une poésie qui n'est pas de la poésie pure et qui a des sujets, une révolution dans le champ contemporain). Mentionnons les ante-pères, les hommages aux modèles, massifs ou discrets. La Légende des siècles hugolienne constitue un précédent hanteur : déjà elle morcelle les maillons du récit, déjà elle pulvérise sa trame en une multitude de petites épopées, déjà elle se donne cette vocation d'être une somme. Parviennent aussi, entre autres, des échos de Mausolée d'Hans Magnus Enzensberger, ses éloges des moments et des hommes, ces mémorables.
L'Histoire poèmes : on entend siffler, tout à la fin (à la fin du titre, à la fin du dernier poème), cette s de la polyphonie, du pluralisme sceptique et de la polytonalité, de la dangereuse vérité idéale dont le monument fictif éclate en doute. Et une dernière lettre, c'est encore plus précis qu'un dernier mot. Il ne reste plus qu'à s'armer de cette vaste anthropologie portative : lisez !
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