L'imaginaire de la Commune de Kristin Ross par Christian Désagulier

Les Parutions

14 mars
2015

L'imaginaire de la Commune de Kristin Ross par Christian Désagulier

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    Paris est assiégé par les Prussiens. A la Butte Montmartre, les canons de défense viennent d'être confisqués à la population par les Versaillais du gouvernement d'Adolphe Thiers, repris aux Gardes Nationaux retournés en armée populaire, aux parisiens qui les avaient financés volontiers, convaincus qu'à ce prix ils pouvaient continuer à tenir et briser le blocus.

    Depuis quelques mois, des réunions se tiennent après le travail dans la capitale où chacun s'invite, dépasse ses appréhensions de la tribune. Qui explique ses difficultés remontant à quand, émet des hypothèses de causes, partage des solutions de discontinuité au futur inacceptable - notre présent peu ou prou - que ce siècle d'industrialisation à toute vapeur, siècle d'appropriation galopante de l'espace et du temps par quelques uns et leurs mandataires élus, royalistes ou républicains, cooptés par des urnes à fond coulissant.

    Ouvriers sans repos et petits commerçants de quartier poussés à l'Est des boulevards au bulldozer Hoffmann, artisans et artisans d'art en désespérance de voir le beau détricoté de l'utile, mesureurs précis des conséquences de la production rapide en surnombre, automatique à l'identique, observateurs de l'élection truquée et spéculable de l'artiste - producteur désigné du beau - produit à l'unité pour le plaisant profit d'un seul, ce qui arrive quand tout pratique des saignées de sens.

    Entre ces points étoilés de pensées névralgiques circulent des influx d'idées d'entraide entre les genres, les classes, les métiers et les arrondissements. Au nez et à la pointe des mentons allemands, la faim, le froid mais le partage du pain et du bois, le garde-penser des idées nourrit le réseau communal du Que Faire ? et du Comment ?, du Qui ? à tour de rôle contrôlé, pour outrepasser la limite parisienne de ce nouvel ordre émancipateur. Paris n'est plus la capitale de la France mais une Commune-école, qui veut tendre à l'association de proche en proche, au maillage intercommunal sans limite nationale - comme-une, comme une utopie ?

    Quelques rémanences de lectures du livre de Kristin Ross, reprenant vingt ans après le fil[1], qui nous remue le ventre et les méninges, braquant ses jumelles sur ces deux mois d'Histoire de France à siècles - deux mois dilatés de jouissances intellectuelles et pratiques, nuit et jour, ultimes en puissance mais dans la satisfaction d'avoir essayé - un livre qui procure des verres progressifs à notre vision du présent.

    Il y a ce chapitre intitulé "Luxe communal" de notion fouriériste promue par Eugène Pottier, poète de l'Internationale écrite en sa première version - la plus belle - parmi les cadavres de la Semaine Sanglante sur laquelle s'achève l'expérience in vivo. Pour Eugène Pottier auprès d'autres, la beauté doit être également partagée, l'école, polytechnique - une école  de la "main" et de la "tête", une école "censée surmonter la division entre travail manuel et travail intellectuel...pour tous les enfants, quels que soient la classe et le genre".

    Et le souci de maîtrise juste, précise, puissamment sensible de la langue qui s'appelle la poésie n'est pas la moindre des éducations : "La poésie n'illustre ni la misère de la condition de l'ouvrier, ni l'héroïsme de sa lutte - elle dit sa faculté esthétique, la transgression de la division qui assigne à certains un travail manuel, et à d'autres l'activité de penser."

    Quant à citer l'un des acteurs les moins méconnus, voici Elisée Reclus dont on admet le géographe anticolonialiste précurseur, le poégraphe, occultant à cécité les travaux de pensée de l'anarcho-communiste - rien à voir en fait avec le communisme-léninisme aux effets calcifiant les artères du cerveau.

    Très méconnue, Elisabeth Dmitrieff, toute jeune femme arrivant exprès de Russie pour présenter les idées d'organisation paysanne sibérienne de Nikolaï Tchernychevski à Marx, couturière d'uniformes et combattante des barricades. Envoyée spéciale de Marx à Paris, dont les dialogues vaudront à l'auteur du Capital d'apprendre le russe et l'inflexion de sa pensée - que l'étape de la constitution du Capital en tant que processus de pétrification peut être sautée dans le processus d'accès au paradis de la marelle socialiste - la Commune disant, elle, que la vie est aux aguets dans l'impulsion et le saut mêmes.

    Tant d'autres  dont Pierre Kropotkine, William Morris, tous visionnaires qui se surmontèrent encordés les uns aux autres, sortis de la nuit de l'Histoire par Kristin Ross, dont les faits font une Geste...

    Un certain Arthur Rimbaud dont on peut se demander si la déception post communale n'a pas découragé l'apprenti qui se voulait sorcier, ni de compter sur les mots pour inverser le cours du fleuve impassible.

    Livre palpitant dont il faudrait souligner toutes les phrases incrustées de citations révélatrices, denses de faits mis à jour et articulés lumineusement, livre qui raconte cette extrasystole de notre histoire spatiale de 72 jours vue de la rue, qui montre la cohérence d'action de femmes et d'hommes qui se saisissent de cet espace - Paris - et de ce temps - compté - plus qu'espèrent, ont volonté de, font de vivre un art2.

    Qui raconte une possibilité de se gouverner, rétrospectivement validée à la mesure de la peur du vide et de l'impitoyable décision d'annihilation - d'annulation - à milliers de fusillés des rues, parfois sur le seul motif des mains sales - une fosse commune de mémoire, faussée, creusée par milliers d'exilés de par l'Europe dont un  fameux volontaire jusqu'en Mer Rouge...

"Ce sont les actions qui produisent des rêves et des idées, non l'inverse" si justement dit Kristin Ross.

 


[1] Kristin Ross, Rimbaud, la commune de Paris et l'invention de l'histoire spatiale, Ed. Les Prairies Ordinaires (2013), traduit de l'anglais paru en 1988, par Christine Vivier

2 Dont, bien sûr, le Dictionnaire de la Commune de Bernard Noël, (Ed. HAZAN, 1971) pourra servir de guide illustré par Marie-José Villotte...

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