La parole contraire d'Erri De Luca par Patricia Dao

Les Parutions

27 janv.
2015

La parole contraire d'Erri De Luca par Patricia Dao

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      C’est étrange parfois comme les évènements se télescopent, comme les dates se collent les unes aux autres donnant à une situation tout compte fait mineure un relief inattendu. Je l’ai clairement ressenti à la lecture du livre de Erri De Luca, sorti en Italie et en France le 8 janvier dernier, le lendemain d’une tragédie qui a fait descendre dans la rue des millions de personnes. Comme s’il y avait urgence que la France comprenne que cette “parole contraire” la concerne aussi, plus que jamais la concerne, même si la quatrième de couverture de “La parole contraire” omet de le rappeler, de l’annoncer et dit (seulement) que “Erri De Luca est aujourd’hui poursuivi en justice pour avoir soutenu le mouvement NO TAV qui s’oppose à la construction de la ligne à grande vitesse du val de Suse”. Car la ligne à grande vitesse en question est la Lyon-Turin. On dit toujours Lyon-Turin, jamais Turin-Lyon, les mots ne souffrent d’aucune habitude, si c’est Lyon-Turin, ça veut bien dire quelque chose et qu’importe si ce quelque chose nous échappe, il est question de beaucoup d’argent, plus de 26 milliards d’euros pour créer une ligne qui existe déjà et est utilisée seulement à 17% de sa capacité. La “nouvelle” ligne devrait permettre de gagner 30 minutes aux dires des promoteurs, ce qui fait grosso modo du 1 milliard la minute. Mais pour que le miracle s’accomplisse, il faut “gommer” les Alpes, comme vantent les campagnes de pub toutes propres et toutes jolies réglées avec l’argent des contribuables, sauf que le mot, celui qui dit les choses comme elles sont, est “creuser”, creuser un tunnel de 57 kilomètres dans une montagne pleine d’amiante et de pechblende (un matériau radioactif plus concentré que l’uranium) que les habitants, les ouvriers et les jeunes recrues de la police et de l’armée sensées protéger le chantier italien de Chiomonte respirent à plein nez et à pleine bouche. Les images du film “Le salaire de la peur” d’Henri-Georges Clouzot sorti en 1953 reviennent sous la plume de Erri De Luca avec le titre italien “Vies vendues”.

     L’écrivain risque jusqu’à cinq ans de prison pour avoir dit, redit, assumé le mot utilisé lors d’une interview au Huffington Post début septembre 2013 au sujet de la lutte des populations du val de Suse contre la ligne à grande vitesse Lyon-Turin : saboter. Et de le répéter : “Je revendique le droit d’utiliser le verbe ‘saboter’ selon le bon vouloir de la langue italienne. Son emploi ne se réduit pas au sens de dégradation matérielle… Les procureurs exigent que le verbe ‘saboter’ ait un seul sens. Au nom de la langue italienne et de la raison, je refuse la limitation de ce sens”.

     Dans “La parole contraire”, Erri De Luca est un homme seul, mais il est avant tout un écrivain qui ne se défend pas et qui ne fera pas appel s’il est condamné. Car l’accusé dans cette histoire est bien le mot, en italien parola, parole portée à l’infini par la voix depuis le Verbe du commencement. Saboter, sabotare en italien, vient du français sabot, sabots que des ouvriers ont utilisés au début de la révolution industrielle pour bloquer des machines qui avilissaient leur travail. Le sabotage est né de ça, d’un acte instinctif et désespéré envers qui offensait la dignité humaine. Si le val de Suse en Italie se bat depuis plus de vingt ans contre ce projet coûteux, dangereux et inutile, les vallées savoyardes françaises se sont mobilisées beaucoup plus tard, convaincues qu’un tel projet n’avait pas lieu d’être et donc ne verrait jamais le jour, comme l’explique Daniel Ibanez dans son livre “Trafics en tout genre – Le projet Lyon-Turin” paru aux Editions Tim Buctu en décembre 2014.

     Le débat sur la question de la résistance des populations face à certains projets dont la logique même échappe au bon sens est au centre d’un article écrit par un magistrat italien, Michele Marchesiello, sur “La parole contraire”. Michele Marchesiello note que “le droit de résister à l’oppression des pouvoirs publics et de l’Etat est un droit qui appartient à chaque citoyen” et il n’hésite pas à dépoussiérer l’article 1 de la Constitution italienne : “La souveraineté nationale appartient au peuple”. “Erri De Luca a pris position en prononçant les phrases qui lui sont reprochées et qu’il ne nie pas avoir prononcées, se déclarant même prêt à les répéter, non pas contre le droit de l’Etat mais pour la réalisation et dans l’exercice concret de ce droit dans son expression la plus noble”, conclut le magistrat.

     Une pétition de soutien à Erri De Luca a recueilli en France de nombreuses signatures. Sans doute nous faudra-t-il plus que jamais regarder sans ciller les ombres menaçantes qui étendent de part et d’autre leurs ténèbres sur la si fragile liberté des mots.
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