Le Poteau rose d'Évelyne « Salope » Nourtier et Louisa Ste Storm par Laurent Albarracin

Les Parutions

27 janv.
2014

Le Poteau rose d'Évelyne « Salope » Nourtier et Louisa Ste Storm par Laurent Albarracin

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Autant découvrir le pot aux roses d’entrée de jeu : Évelyne « Salope » Nourtier  est un hétéronyme d’Ivar Ch’Vavar et Louisa Ste Storm celui de Stéphane Batsal. Comme dans toute hétéronymie qui se respecte, qui s’assume et se camoufle, la prise d’identités est une crise d’identité, une affaire de dépersonnalisation dont Le Poteau rose offre justement le sujet et l’exposition. Car ce « poteau rose » est bien tout à la fois une mise au pilori, l’instrument d’une torture à soi-même infligée, un fantasme de crucifixion et d’écartèlement. Écartèlement entre une sexualité débridée et morbide et un mysticisme non moins débridé et non moins morbide. Écartèlement de ce poteau rose entre le prosaïsme le plus flagrant et la passion christique la plus déflagrante, entre le sordide et l’érection de la chair comme révélation d’une foi plus que difficile : impossible.

         Chez É. S. Nourtier, la tension – nerveuse, hystérique – entre ces deux pôles dépense et dispense une formidable énergie. Voilà bien ce qui étonne tout au long de ces pages : l’autodénigrement radical, la dépréciation de soi-même quasiment masochiste devant la figure divine auxquels s’adonne sans vergogne et avec infiniment de honte l’auteur confèrent à ces poèmes un éclat et une luisance tout particuliers, noirs et roses comme s’ils incarnaient oxymoriquement l’élan spirituel et l’indignité qui les habitent. La dialectique doloriste est là tout crûment : la voie mystique (celle qui vise à abolir la distance avec le divin) emprunte le chemin épineux de la dévalorisation de soi entendue et expérimentée comme sacre d’un Dieu inatteignable et mise en route de sa propre sacralité. L’obscénité fonctionne à la fois comme une idolâtrie et un iconoclasme. La cruauté sexuelle et lexicale de ces poèmes joue dans l’adresse au divin comme déconsidération de soi-même et provoque simultanément une mise à distance maximale et une réduction sacrilège de cette distance. La langue à cet égard est essentiellement un organe blasphématoire : il permet un rapprochement paradoxal avec le Très-Haut, dans une sorte de cunnilingus poétique. La flagellation de sa propre image fonctionne pour le poète comme un fouettement expansif. Et c’est pourquoi l’acte sacrilège n’est pas un acte antireligieux mais bien, dans la folle perspective de Nourtier, un pari mystique, un élan éperdu, un religare désespéré.

          La parousie (l’équivalent de l’avènement de la beauté poétique, de la beauté au sens baudelairien) opère au bout d’un double renoncement (la biographie fictive de Nourtier la fait entrer dans les ordres puis les quitter) : le sacrifice doit être redoublé pour être efficace, c’est-à-dire voué à l’échec et à l’aveu de cet échec pour qu’il puisse constituer encore une tentative valable. Ainsi la déchéance d’Évelyne « Salope » Nourtier – et la pose complaisante (déplaisante et jouissive) de Ch’Vavar dans la figure déchue de Nourtier – est-elle un mouvement qui tente d’atteindre au divin par le rabaissement, par le louvoiement devant la porte tellement étroite, comme s’il s’agissait plutôt de passer sous la porte dans un geste de rampement lascif à quoi la grandeur divine oblige. Seule la tentation – à laquelle Nourtier cède si facilement – est une tentative véritable, couronnée de succès et d’échec ensemble, tant il est vrai que la couronne d’épines et de souffrance rejoint ici l’auréole du saint – de la sainte.

 

Le soleil luit comme de l’eau au soleil

Mon Dieu, et Tu passes avec Tes Cheveux

Vaste et léger, dans Ton Ciel

Mon Dieu, libre et nerveux, dans le ciel splendide ;

 

Moi je vois ma main laide et la ville sale

Moi, j’ai les pieds noirs et un sexe qui pue

Seigneur flou, qui passes, impérieux –.

 

         Peu à peu, au fil des pages, l’écriture d’Évelyne se transforme, comme celle d’une femme sous influence, en l’occurrence l’influence de Ch’Vavar, quand bien même elle n’en est qu’un hétéronyme, un avatar. On passe d’un franc et satané mysticisme à une sorte de naturalisme où c’est l’exploration de la misère sociale et affective qui prédomine (la sienne propre et celle des autres). Sa participation à l’aventure collective dont Ch’Vavar est le maître à penser (collaboration à la revue Le Jardin ouvrier, lettres et témoignages de l’entourage réel ou fictif de Ch’Vavar) l’emmène vers des préoccupations autres, toutes vavariennes, du côté d’un formalisme poétique et surtout du côté d’un réel qui serait à saisir en sa pulpe visuelle enfouie sous la plus contingente des apparences, et par exemple « au cœur des frites, au cœur blanc des frites, au cœur / brûlant des frites, cœur fondant des frites, au cœur du Nord. ». Non sans doute qu’elle abandonne tout à fait son mysticisme, mais qu’elle l’étouffe délibérément, lui faisant subir à dessein les outrages du naturalisme le plus cru et le plus dru, allant parfois jusqu’à donner des portraits quasi chabroliens (celui du Boucher plutôt que de la petite bourgeoisie qui n’est absolument pas son milieu, bien évidemment). Alors le naturalisme serait pour elle encore une manière de malmener sa foi, et comme de l’aiguiser paradoxalement sous des tombereaux d’ordures. Surtout il lui sert à donner des effets de réel supplémentaires au réel qu’elle cherche à voir et à faire voir, comme si le réel était plus réel de surgir au milieu d’un décor d’arrière-cuisine, dans l’ambiance roturière et pauvre qui favorise son éclat :

 

Ou bien c’est onze heures avant midi le

ciel est tout bleu, ou le peu qui peut

en être vu est vraiment très bleu ; le linge

sèche vaillamment sur les cordes, il y a parfois

des pigeons qui se jettent avec un cri de

poupée déraillée. Quelquefois presque – dans ce rêve – un avant-reflet

du soleil sur les carreaux blancs d’une arrière-cuisine.

Mais c’est plutôt vers cinq heures l’après-midi ;

c’est du retiédi. La brosse des chiottes frissonne

dans sa vibration personnelle, c’est à un moment

très précis de l’après-midi, je l’ai dit…

l’heure du retiédi. – On ne sait pas ces

choses. Ces choses n’existent pas. Il

n’y a rien à savoir. – Souvent on en apprend plus

dans deux mètres-cubes de chiottes que dans n’importe

quel amphi de fac (évidemment l’exemple est assez

mal choisi) – même dans un haut lieu en plein air.

Le commentaire de sitaudis.fr

avec la participation d’Ivar Ch’Vavar et de Stéphane Batsal


dessins de Sophie Rambert


éditions Le Corridor bleu, 2013


220 p.


20 €

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