Les Enfances Chino de Christian Prigent (2) par Alain Frontier

Les Parutions

20 mars
2013

Les Enfances Chino de Christian Prigent (2) par Alain Frontier

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Le renouveau Prigent

 

         J’imagine ( ?) la naissance de ton livre : — Monsieur Prigent, parlez-nous de Goya, voulez-vous bien ? — Oui oui oui, c’est comme si c’était fait.

         Et tu regardes le tableau.

         Mais la vision frontale du premier plan ne te suffit pas, tu veux découvrir ce qu’il y a derrière. Pas facile en 2 D !… Alors tu délègues : Chino. Chino assis tout là-haut et s’apprêtant à sauter dans les profondeurs du tableau. Quand on veut explorer les abysses (malgré l’énorme pression qui vous aplatirait vite fait), on envoie un petit sous-marin télécommandé et bourré d’électronique, seul moyen d’obtenir image objective et gros plan sur le cul des lavandières !

         Chino, c’est IL, la troisième personne à la place de JE (même si c’est JE qui le télécommande). IL génère le texte que tu n’avais encore jamais écrit. Vision objective, recul — dont seul est capable un qui a déjà pas mal vécu, pas mal écrit, et qui pourrait atteindre enfin, pourquoi pas ? et malgré la tristesse du paysage, quelque chose qui ressemblerait presque à de la sérénité.

         IL nous fait passer de la poésie lyrique à la poésie épique, renouant ainsi avec l’origine de toute littérature (c’est par l’épopée que tout a commencé). L’épopée, avec son projet encyclopédique : tout une société (mythologies, croyances, langue, faits d’arme, savoirs et technique) en un seul long poème. Marcellin Pleynet avait essayé avec Stanze, mais il avait calé après le quatrième chant — ce qui n’était déjà pas mal !  Toi, tu as été jusqu’au bout : 576 pages ! Pas étonnant : il avait voulu rivaliser avec Ezra Pound, alors qu’il fallait seulement continuer Homère, comme tu as fait, et aussi les chansons de geste, les romans de chevalerie. À ceci près que le poète épique traditionnel adhère naïvement au discours qu’il met en œuvre et à l’idéologie de la société aristocratique dont il se veut le chantre. Chez Homère, c’est NOUS qui tire les ficelles, dans Chino c’est JE. C’est-à-dire toi, regardant tout ça d’un œil critique et goguenard — qui n’exclut ni la tendresse ni l’humour. Une épopée à l’envers, alors ? Une épopée drôle ? Mais Chino ne relève pas du genre burlesque, qui ne pense qu’à se poiler ah ! ah ! pour le plaisir de se poiler. Quant à monsieur JE, dont je disais tout à l’heure qu’il s’était fait remplacer par monsieur IL, il demeure sacrément présent !  même pour un lecteur qui ne te connaîtrait pas comme je te connais, moi, en chair et en os.

         Disons donc : poésie épique critique — ce que peut-être, à sa manière, avait déjà tenté le jeune Ducasse ? Plusieurs strophes de Chino rappellent telles strophes de Lautréamont. Mais aussi : Rabelais. (J’écarte Cervantès, qui savait peut-être un peu trop la différence entre fou et pas fou, et puis surtout l’enfant Chino n’a rien d’un Don Quichotte !) Oui, je vois bien Rabelais écrire un truc pareil. Pour cela, au lieu de se perdre comme fit Pleynet dans une histoire « monumentale » de la langue et de la culture, il fallait (pour le même résultat souhaité ?) partir d’un lieu plus restreint, et très concret : Saint-Brieuc le bien bretonnant (on s’y croirait) avec campagne environnante, landes et jardins ouvriers, et ne pas hésiter à s’inventer un personnage central pour zieuter les populations, comme on faisait autrefois dans les romans. 

         Je dis Rabelais, mais en moins optimiste bien sûr (question d’époque), et surtout dans un style (phrasé, vocabulaire, syntaxe — voire morphologie ! Queneau aurait jubilé devant certains de tes passés simples ou de tes participes passés…), qui finalement n’appartient qu’à toi-aujourd’hui, et qui donc, même par rapport à toi, est nouveau. Plus qu’un style d’ailleurs (= ensemble des caractères qui font qu’on reconnaît quelque chose comme appartenant à tel auteur, telle époque…) : une langue, entièrement inventée, et que tu parles couramment ! Chaque phrase (pas une qui ne soit une réussite) est un mélange finement dosé de plusieurs langues ou niveaux de langage (comme chez Homère, justement, qui mélangeait plusieurs dialectes différents), emporté par un rythme absolument particulier. Extrêmement jouissif à lire, comme ce le fut sans doute à écrire. Parler couramment cette langue est ce qui te permet de passer outre aux interdits avant-gardistes qui frappèrent naguère l’écriture (et qui furent à l’époque si nécessaires). Tout redevient possible : récits, descriptions, et même allégories façon Roman de la Rose, lais façon Marie de France, complaintes et chansons paillardes, histoire et sociologies, mais pas d’illusion romanesque, pas de trompe-l’œil ni de trompe-couillon, rien jamais ne fait oublier l’écriture elle-même et que « ceci est un texte ».

         Me ravissent les incessantes allusions, plus ou moins explicites, à la bibliothèque. L’« intertexte » fait partie du scénario : l’immersion progressive de Chino dans le monde des signes, de la langue, des cultures. Si parler nous coupe du réel, c’est aussi ce qui construit pour nous la réalité et nous en fait prendre conscience. C’est là le paradoxe. Hypotypose ? Presque ! Mais sans tromperie grâce au choc des différents styles : la représentation (car il y en a une finalement) n’est pas enfermée dans le dogmatisme illusoire d’un seul langage. Autant de réalités que de styles différents, et chacune de tes phrases montre la jubilation que tu éprouves à user de ces différents styles, à passer sans crier gare de l’un à l’autre.

         Constamment présentes (sur le devant de la scène ou dans les coulisses) : les lavandières. Chino est un livre sur la lessive. Une frénésie de lavage d’un bout à l’autre du livre, rien ne les arrête les bavardes ! elles ont beau goguenarder et bavasser, elles continuent à laver, comme si entrer dans l’être de la langue, c’était essayer d’oublier l’horrible barbaque originelle qui nous constitue et qui provoquait notre rétrospective nausée...

         Ton livre s’intitule Les enfances Chino. Oui, le pluriel. Message reçu 5 sur 5. Le problème de Chino naissant à l’être langagier (au fait, est-ce pour cela que tu l’appelles françois ? Lui demande-t-on aussi de se défaire du breton et du gallo ?) est bien celui qui, de livre en livre, te fait descendre dans l’écriture comme ton héros dans le tableau : alors pourquoi ce Chino me donne-t-il, plus que les précédents, cette sensation si tonique d’un renouveau ?

 

 

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