Les Temps traversés de Michelle Grangaud par Fabienne Courtade

Les Parutions

07 juil.
2010

Les Temps traversés de Michelle Grangaud par Fabienne Courtade

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au dieu Terminus
il ne manque rien
lui qui devenu
terme nous donne
le mot et la fin


Il ne manque rien aux Temps traversés : ni le mot (le bimot), ni la fin. Subsiste pourtant le mot et ses éclats / infini.
Mouvement perpétuel de la langue française et du Genre humain (bimot apparu en 1509) à travers les siècles : du Cœur vaillant (1508) au Point chaud (1968), nous croisons sur notre route les Moines gyrovagues (1501), la Révolution française (1847, Michelet), et même le Paradis perdu (1750, traduction de Milton en français).
Ce sont, avec Les Temps traversés, des Heures longues (1917, Colette) de Poésie ininterrompue.

M. Grangaud, dans un entretien de 2003, parle ainsi de son travail : « je me suis aperçue (... ) que je ne pouvais pas écrire sans contraintes » et : « mon ambition, c'est d'englober le monde entier, si je pouvais ». Il s'agit en effet de contraintes et de tenir le monde avec les mots.
« terme nous donne/ le mot et la fin »
C'est bien sûr une entreprise immense, et risquée. Mais, ici, c'est une réussite : un Accord parfait (1690).
Le monde, l'Esprit humain, la Langue maternelle (1538) sont tenus tout entiers dans ces 167 pages. Les mots, leurs apparitions, sont classés, avec leurs développements et leurs ralentissements qui suivent les moments de l'Histoire.
Des Barbe prolixe (1501) au Visage humain (1968), tout est là : des massacres aux enchantements de l'Empire univers (1534).
Nous, lecteurs, lirons ce livre de manière silencieuse et grave, et visuellement («les yeux seuls, avec le secours éventuel de l'oreille interne », précise l'auteur).
Nous le lirons aussi comme un document remarquable, et une oeuvre d'art. Il faut le redire :
Poésie ininterrompue.
Pour nous, il s'agira donc d'une lecture recueillie, qui se doit de répondre au travail vertigineux de M. Grangaud.
Au premier regard pourtant, ce livre peut nous sembler impénétrable : sorte de bloc - mots et dates - mais, très vite, une forme se précise : se dessinent arbre, branches, tronc, racines. Ainsi nous lisons, et parfois l'Empire univers s'éclaire. A la contrainte de l'auteur répond (au départ) la contrainte du lecteur. Une sorte d'épreuve. Mais initiatique.
Ecriture spéculaire, oui : comme on regarde un miroir sans tain, emporté dans une mise en abyme, le risque est grand d'être privé de tout. Comme on regarde le reflet d'une « eau vide », soudain sans ombre, à voir son double ou son semblant, à la manière de P. Schlemihl et d'A.Chamisso.
Un ouvrage d'une densité rare dont les saveurs et les charmes se développent. S'intensifie le « délice » des mots et du temps retrouvé.
Pour construire ce livre, plus délectable qu'un dictionnaire, M.G. s'est contrainte à « reclasser les mots de la langue française par ordre d'apparition dans l'écrit ». Le Dictionnaire historique d'Alain Rey (1998) a servi de base à cette recherche. Le lecteur peut suivre ainsi l'histoire de l'humain, puisque, avec la langue, il s'agit d'humain. Et, comme il est dit dans la Présentation : on constate un parallélisme entre « la montée d'un idéal démocratique et le développement de la langue ».
Histoire, politique, littérature, art et sciences forment l'Accord parfait, la scène du monde où les mots prennent naissance. Le temps traverse la langue. Et l'écriture née de ce classement se déploie aussi dans le temps : du passé au présent, du temps historique à celui de la mémoire et de l'imaginaire. Puis on revient à l'histoire collective. L'étude et l'apprentissage de la Langue maternelle sont ici une création.
Livre inépuisable donc, sans « terme ».
La forme des poèmes est celle de La Morale élémentaire* de R. Queneau.
Et, malgré ou grâce à la contrainte, les textes écrits et composés comme un arbre sont fascinants, puis jubilatoires. Il y a de multiples temps dans l'écriture, de même dans la lecture.
Le classement se poursuit jusqu'en 1968 (environ) où surgit le bimot Point chaud, qui désigne le « lieu d'un conflit armé ». Visage humain est, chronologiquement, le dernier bimot à apparaître dans Les Temps traversés, et c'est donc un « constat douloureux » qui clôt le livre.
Pourtant ce livre ne peut pas se refermer, il est inachevable. Alors, en conclusion, après 1968, l'auteur revient en 1904. Que se passe-t-il cette année-là dans l'Histoire et la langue françaises ? Les questions restent. Du Corps noir à la Forme résolvante, du Passé simple et du Présent narratif ... Clarté et énigme de ces Temps traversés.
Ainsi, mais ce n'est qu'un exemple entre mille, en 1791 juste après 1789 donc, apparaît (La) Flûte enchantée - traduction de Zauberflöte - comme pour accompagner et chanter un temps fort de l'Histoire de France.
Les Temps traversés de M. Grangaud sont faits de constats difficiles : guerres, conflits, mais aussi de « délices » qui, à la lecture, se multiplient : « éclats finis d'un infini en acte».



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*La Morale élémentaire se définit ainsi : d'abord, trois fois de suite, 3 + 1 groupes (un substantif et un adjectif -ou un participe), avec répétitions, rimes, allitérations, échos - puis, une sorte d'interlude de 7 vers de 1 à 5 syllabes - enfin, une conclusion de 3 + 1 groupes - substantif et adjectif - reprenant plus ou moins quelques-uns des 24 mots utilisés dans la première partie.
Le commentaire de sitaudis.fr éd. POL, 2010
167 p.
21 €
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