participe présent d'Oscarine Bosquet par Samuel Lequette

Les Parutions

12 sept.
2009

participe présent d'Oscarine Bosquet par Samuel Lequette

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« qu'est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang
et de braise, et mille meurtres, et des longs cris
de rage, sanglots de tout enfer renversant tout ordre »

Arthur Rimbaud

« Je ne crois que les histoires dont les témoins se feraient égorger »
Pascal


Ce dont je ne me souviens pas, il faut le dire.

Tout commence dans le livre d'Oscarine Bosquet par (le nom de) Rosa - Rosa Luxemburg.
Marxiste, révolutionnaire, intellectuelle poursuivie et emprisonnée pour ses idées, Rosa Luxembourg est à la fois l'origine et la force organisatrice de participe présent, ensemble poétique constitué de douze séquences. Elle ordonne une conduite éthique et esthétique : « Rosa voudrait que je cesse de m'apitoyer sur le monde ». Elle dit : « - Il y a le choix entre l'action / et l'inaction ». Dès lors la nécessité de penser le rapport entre l'individu et la société est décision de forme.
Projeté dans les pages les plus noires de l'histoire mondiale (en Afrique, en Russie, en Tchétchénie, en Afghanistan), y multipliant les rôles jusqu'à devenir indistinct, un je, à la fois investi et à côté, phrase la géographie mouvante des conflits internationaux - « bribes d'ailleurs », syllabes, lettres, sons -, il mène l'enquête, écoute, chante, arme, massacre, exécute, assassine, pacifie. C'est l'expérience linguistique, sans obscénité ni esthétisme, d'une impossible réappropriation empathique de la violence dans toutes ses manifestations (tortures, mutilations, exactions, viols), de la souffrance et de la détermination de ceux, passants illustres - Rosa Luxembourg, Patrice Lumumba, Anna Politkovskaïa - ou non, qui ont participé aux grandes luttes du XXème siècle pour transformer notre vision du monde.
S'invente page après page, version après version, une technè, un art du langage qui tente, malgré les opacités de l'Histoire, de figurer l'indicible de ce dont on ne peut pas se souvenir et dont, en certains cas pourtant on ne peut pas ne pas se souvenir : ce comment dire malgré tout du je ne me souviens pas.
Le projet n'est pas de reconstituer une mémoire, mais d'explorer par la perte, le brouillage et l'effacement, son côté opératoire, la possibilité même de son existence. Nulle tension vers une mémoire apaisée donc mais un art de l'oubli. Une écriture dont le point de départ est un oubli actif et moteur, où Rosa - mue selon le bégaiement et la boiterie de l'Histoire - commande le tempo et le rythme du texte, parfois jusqu'à l'agrammaticalité. Un temps, celui du sens, où les formes sémantiques, à jamais instables, se déploient pour se mélanger et se refondre, se superposer et se contredire, s'imprimer et s'effacer (« s'imprimeffacer ») : « Si je me souviens des petits biafrais, une sorte de spécialité laitière mélangée à des os, auxquels je devais penser de 1967 à 1970 pour finir mon assiette. » Car la disparition de la mémoire doit permettre la réfraction et la recréation de nos souvenirs dans le langage et dans le temps : « Avec Rosa réapprendre à distinguer les chants / la possibilité de se souvenir. »
Conscient « nani neny nanère » des pouvoirs « lali lala » de sa chanson et de son fredonnement, le texte prend la forme d'une vocalisation de la mémoire et de l'Histoire - « l'Histoire ne se répète pas, elle bégaie » dit Marx -, aussi brève et méconnaissable qu'un chant de mésange et son image phonétique :

- Il n'est rien de plus invraisemblable
de plus impossible
fantaisiste
qu'une révolution une heure avant qu'elle n'éclate
/son drôle de tsi tsi bé/
/trois notes/
/trois notes brèves/
charbonnière
tsitsi bé
bleue noire nonette
tstsi bé rien de plus simple
de plus naturel évident
qu'une révolution lorsqu'elle a livré sa première bataille.


Aussi concrète qu'un avion en Afrique larguant des armes alphabétiques sur des « squelettes dans toutes les positions » ou émiettant des vivres tombant sur la drop zone de la page comme « chutent les lettres minuscules des nouvelles ».
Le participe présent - rarement employé dans le texte - ou le « présent continu », serait alors le temps grammatical de cette remémoration : cette opération de réapprentissage des choses (ainsi désigné l'indéfini de l'Histoire) dont je ne se souvient pas. Mode impersonnel du verbe, le participe présent envisage le procès en cours de déroulement : « il reçoit sa valeur temporelle du verbe à un mode personnel de la phrase où il figure, et il marque une relation de simultanéité avec le procès principal, quelle que soit l'époquei » dit la grammaire. Temporalité compliquée par l'intenable nous. Ce nous traduit par une succession de décrochements personnel, local et modal, qui tendent à atténuer, voire à effacer, les indices et les frontières de l'énonciation, et par là même ceux du récit et de la parole représentée (« les voix »).
Le poème joue de tous les régimes de la neutralité et de la vérité, de l'objectivité et de la subjectivité. Il oscille entre témoignage factuel (les nouvelles des journaux, les photographies de presse, la radio), autobiographie réaliste (fragments de journal intime) et fiction. Ni vrai ni faux. Son univers de référence est à la fois vrai et faux. Univers fragile reposant sur des traces et des empreintes évidentes et brutales, des impressions et des affections, des émotions, allant de la culpabilité à l'indifférence.
Il n'y a pas recherche d'une analogie entre le témoignage historique et le témoignage poétique. Il est affaire d'énonciation plutôt que de dénonciationii. Enoncer l'illisible de « ce qui arrive dans les lettres minuscules des nouvelles ». Construire un rythme et une syntaxe pour dire la complexité de la récitation quotidienne de l'Histoire, ses révolutions et ses printemps.
Le dernier poème n'apporte aucune note de confiance dans le succès des révoltes, sinon cet éploiement- « et l'aquilon encor sur les débrisiii » :

Mais de révolution ne reste que les lettres du mot qu'il faut enfouir

vouloir volute envol
vœu violé
nié
rêve troué
volé
loin révolu
nuit
ni étoile ni
évolution
ni loi ni lien
ni toi

pour notre plus grand effroi.



iGrammaire méthodique du français, PUF.
iiJe paraphrase ici Auxeméry parlant de Charles Reznikoff.
iiiArthur Rimbaud.

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