Poésies premières de Philippe Beck, "paléographie poétique" par Aurélie Foglia

Les Parutions

03 févr.
2011

Poésies premières de Philippe Beck, "paléographie poétique" par Aurélie Foglia

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« La manière varie et ne change pas, le propos change ; d'où les échos de livre à livre ».

« de même chose, différemment » (Rude Merveilleux)



Quand on demandait les premiers titres de Philippe Beck, la réponse tombait comme un couperet : épuisés. Or leur sol n'était pas épuisé, leurs significations n'étaient pas épuisées. Il fallait pouvoir remonter aux sources pour mesurer l'ampleur d'un parcours, réentendre l'authentique forgerie de la voix, en ausculter par devers soi les choix premiers, jusqu'à mieux savoir leur « noyau secret de conviction ». « Le passionné d'horlogerie » devait être restitué à l'épaisseur du temps interne à l'œuvre et à « la préface dedans ». Si bien que le corpus tout entier, répondant à sa « raison pratique », demandait à être renoué à ses origines. Or, voilà qu'Yves Di Manno a eu la bonne inspiration de redérouler trois parmi les tout premiers volumes beckiens, en « un volume / sans vieillesse », comme chante le poème liminaire d'Inciseiv ; Chambre à roman fusible, Poèmes (1997), Rude Merveilleux (1998) et Inciseiv (2000). Il faut entendre dans ce triptyque à la fois cohérence et « poésie plusieurs », qui renvoie au « pluriel natif de la poésie », commandé par « la pluralité singulière de ces lieux vivants qui s'appellent des livres ». Le déroulement chronologique du volume est donc travaillé par la différence, tout comme il se montre sans arrêt traversé par « la violence historique ». « Les pages sont des incitations à continuer » (« Pages vertes »), dans la perspective du bonheur de lecture comme dans celle, téléologique, du poète lui-même, vers le futur d'une œuvre déjà en partie réalisé et vérifié.
Ces Poésies premières tracent le sillon (le vers) d'une trajectoire qui continue à creuser et fulgurer. Le lecteur assiste, en différé, à une naissance plurielle. Naissance d'une voix à soi, celle de l'impersonnage (une sorte de bœuf-émissaire en somme, lequel justifie l'hétéro-anthologie que recouvre ce projet, sachant que le moi, le « Self », « diffère des livres qu'il semble créer fluidement » ; naissance d'un nouveau régime de sens, qui trouve d'emblée le ton de la satire moderne et déjoue les repères de la référentialité traditionnelle ; naissance enfin d'une forme qui s'explore et enregistre son orientation, du prosimètre au vers bref et densant pour lequel se prononce le poète. Et déjà, et toujours : dans la logique oxymorique du Rude Merveilleux, la recension d'« une multiplication des modèles/ et des pièges », suivant la certitude que « Tête et Cœur font/donc des logis d'érudition » (« L'…criveur accordé »). Apparaît l'autoportrait du « poète synthétique », qui allie « gai ressentiment limité/ + du chant critique/aimanté au vers qui/brille en grande et technique surface » (« Famille à niveau »). Dans la revendication de rudesse, la tradition du lyrisme sec, ici, est assumée, intensifiée, et pensée.
En effet, à la fin du triptyque, l'adieu au prosimètre est consommé. L'importante postface jointe par l'auteur à ce livre qui en relie (et relit) trois, reconsidère son héritage historique (sur lequel reviendra Philippe Beck dans son essai, Qu'est-ce que la poésie ?, à paraître aux éditions Gallimard en 2012) et en interroge les raisons prosodiques. Car ce travail d'enquête formelle réaffirme la nécessité de trouver la formule, jusqu'à « informer le chaos dans des vers », puisque « le chaos mondain n'est pas détruit ». L'hybridité du prosimètre permet une alternance entre « le vers de mémoire et la prose d'archive et d'oubli », négociant entre eux des articulations de plus en plus problématiques dans le contexte d'époque. Par exemple De la Loire, Un Journal ainsi que Merlin Deux Fois (à paraître) adopteront à nouveau cette forme mixte, qui sert à objectiver « l'ambivalence pour le bonheur ». Cependant Poésies premières postule clairement un choix : l'adieu au prosimètre, initié par Rude Merveilleux, optant pour « le rétablissement du vers » tout en renonçant au « vers-ligne », intégral dans Inciseiv.
Donc il est question du vers = « virer et verser des pages de terre ». Par leur vocation critique, tous les livres de Philippe Beck sont, constitutivement, des « arts métapoétiques ». Dans les Boustrophes, qui vont paraître chez Editor Pack, la « paléographie poétique » continue à s'approfondir dans cette direction « mono-orientée » du vers. Philippe Beck revient sur sa réinvention du « boustrophédon », qui désigne un « antique procédé d'écriture et de lecture analogue à la tourne du bœuf convoyant la charrue au bout du champ puis, en épingle à cheveux, sillonnant à l'envers ». Il retrace ainsi la naissance du « Sillon Bœuf », labourant la terre arable de l'alphabet. Philippe Beck montre que la « main à plume » est aussi, à sa manière, une « main à charrue ». Le « rude bœuf » est un « dépaysan » qui s'attelle à « l'agriculturel » : « il fait une Pastorale ou un Labour Musical ». Le vers « danse droit » reconduisant, à chaque fois, la « coupure mélodique des phrases ». Il est « traction », antique rythmique spatiale interrogeant « la richesse et la pauvreté des bouts ». Il n'y a plus qu'à refaire ce voyage à l'envers, fléché par le pluriel singulier, inconfondable, de la voix beckienne.
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