Rouleaux de Christian Hubin par François Huglo

Les Parutions

28 févr.
2015

Rouleaux de Christian Hubin par François Huglo

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   Hubin « l’abrupt », disait Gracq qui, « durant plus de trente ans, dans ses lettres comme lors des rencontres », l’a « suivi sur (son) terrain. Sans donner de leçons, sans clés ni herméneutique ». Il parlait des poèmes « elliptiques et si denses », de leur « insurrection » contre l’ordre syntaxique, lui-même se sentant au contraire « forcément prosateur jusque dans (ses) lectures ».

            Les rouleaux du titre ne sont donc pas ceux d’une prose que l’on déroule, plutôt des vagues ressassant leur renouvellement et l’inverse —« Et, me ressassais-je : qu’est-ce que la poésie ? Un rapport à l’indistinct. Une minutie sporadique ». Une mer de détails comme celles d’Hokusaï, de Debussy ? Ajoutons : de détails rares. « De rares minutes, habitant ce qu’on s’est toujours pressenti, sans le devenir ». De « rares tropismes ». Du « moindre instant qui pourrait bifurquer sur une autre durée ». Du peu de je : « je me suis très peu rencontré. J’ai très peu à voir avec moi ». Car « il ne s’agit pas de soi : il s’agit d’être par ». Comment mieux dire la lecture ?

            Hubin et Gracq sont deux lecteurs, mais l’un pointe quand l’autre déroule. Si le présent recueil renoue avec Parlant seul (sous-titre : en lisant en écrivant, Corti, 1993), c’est sans s’éloigner de la poétique de Greffes, de Neumes ou de Crans. Plus qu’effleurées, les lectures sont accrochées, précisément et profondément, mais au passage : Héraclite, Plotin (« dès le IIIème siècle : matérialité de l’immatériel. La voici peut-être, nous perçant »), Novalis, Nerval, Rimbaud, du Bouchet, Novarina, Bernard Collin, François Jacqmin, Flavio Ermini, Esther Tellermann, Fardoulis-Lagrange, Jean-Claude Schneider, Thierry Bouchard (-Lysland), Agamben pour qui « l’acte d’écriture parfait ne résulte pas d’une puissance d’écrire, mais d’une impuissance qui se tourne vers elle-même ».

            Cette phrase ne décrit pas le ressassement de Christian Hubin, qui n’est pas celui d’un échec, et n’est pas réflexif. Sa puissance est décapante. Dissolvante, comme la musique. « Ce qui nous dissout seul nous crée » (à propos des Motets de Dunstable). La poétique de Christian Hubin se nourrit de Machaut, Dufay, Gesualdo, Couperin, Varèse, Scelsi. Mais « le polyphonique des glissements, des strates. Vitesses. Muet respiré » est un travail de sape.

            Aux « objets que la demi probité d’un Ponge expose subrepticement —halo, minutie enjouée », il oppose Reverdy qui, « contre tout jeu, sauve les choses, l’inobjectivable, la dispersion par tous les pores de ce qui est dit, accédé ». Il refuse « l’image-ristourne, bon pour une ingestion gratuite ». Car « l’image qui nourrit le réel est aussi celle qui le perd. C’est la séduction qui tue l’écriture. C’est l’illusionnisme qui la prostitue ». Le poème se tient « hors des analogies, des tropes, dans l’obscur comme polysémique ». Hubin cite une note de Novarina sur Wittgenstein : « Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire ». Les « figures qui maquillent le vrai » sont refusées par une poésie qui « est —veut être— l’asymptote d’un réalisme ». Autant qu’au « réel » de Reverdy, on pense à celui, rugueux à étreindre, de Rimbaud : « la matière à porter, à rapporter sans symboles ni concepts. Sans aucune projection. Rendue à elle ».

            Il s’agit, par des « sténoses », de s’extraire de la langue, de la prendre au dépourvu, en défaut, de court, de vitesse, avant qu’elle ne prenne en ses « bandelettes pharaoniques », celles d’une « Europe culturelle » : morgue, « branle de zombis » que dévore le totalitarisme du « Moi-tous, du Nous », mort-né.

            La « matière qui est sa propre attente, sa fiction suspensive », se cabre. « Qu’est-ce qu’un concept ? Une prothèse ? Un clone de l’intelligible ». Rétive à la philosophie, « instrumentée », à « toute morale », qui « s’édifie », structurée par « les strates des religions », la poésie « n’a pas d’assise ». Les institutions ? Les installations ? « Médias culturels. Calques histrionesques. Aras bigarrés fientant du perchoir ». Forces de l’ordre spectaculaire-consumériste : « Toute une écriture qui s’expose, au lieu d’imploser, de se faire défaut. Au lieu de se dissoudre : qui se sédentarise ». Où « au fond, tout finira par rentrer dans l’ordre : Follain comme pâté local ; Artaud en pilule psychiatrique ». Tout, sauf « une retenue qu’opposerait le monde à ce qui s’en dit ».

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