Sur les modifications des nuages de Luke Howard par Stéphanie Eligert

Les Parutions

06 sept.
2012

Sur les modifications des nuages de Luke Howard par Stéphanie Eligert

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Pour ceux que fascinent les mouvements de l’atmosphère, il existe un texte fétiche : Sur les modifications des nuages de Luke Howard. Cependant, jusqu’à aujourd’hui, il fallait nous contenter de bribes mythiques, souvent colorées d’un inopportun romantisme, ou de reprises isolées – parfois douteuses – de sa célèbre classification des nuages (conçue selon trois formations principales : cirrus, cumulus, stratus). Mais grâce soit rendue aux éditions Hermann qui en publient enfin une traduction intégrale, cela, en plus, dans une édition à l’évidente générosité documentaire puisqu’elle contient :


- une préface de l’historien Emmanuel Le Roy Ladurie – auteur dont je conseille ardemment la lecture de l’Histoire humaine et comparée des climats, en particulier son second tome, « Disettes et révolutions »1 ;

- un essai sur Luke Howard d’Anouchka Vasak, beau et très documenté ;

- Sur les modifications des nuages, donc, de Howard, en anglais et français ;

- De nombreuses planches de Howard, représentant toutes les formations nuageuses dont il a établi la nomenclature (certaines, datant de 1849, légendées de paragraphes si dynamiques qu’ils animent en quelque sorte les planches, comme de petits films) ;

- Une lettre autobiographique de Howard envoyée à Goethe, également en anglais et français ;

- Des textes splendides de Goethe, datés de 1820, mêlant poèmes et observations atmosphériques, en français et allemand, faisant état de son initiation à la « terminologie howardienne » ;

- Le beau et étrange dessin par Goethe d’un stratocumulus ;

- Les diverses classifications inefficaces, mais extrêmement touchantes (parce que d’une empathie charnelle proche de Michelet), que Lamarck a lui-même établies des nuages, en 1802 (l’An X de la République) ;

- Une bibliographie sur l’influence de la météorologie dans les arts et la pensée – que je me permettrai néanmoins de compléter par la mention de deux textes essentiels : ceux d’Alain Corbin, Le Ciel et la mer2 et de Philippe Rahm, Architectures météorologiques.


L’essai d’Anouchka Vasak est très intéressant, notamment parce qu’il allie à une permanente précision documentaire (tant sur Howard que sur Lamarck) l’exploration serrée d’une ligne épistémologique tremblante : cette classification des nuages ressort-elle de la science ou des arts? Il est vrai qu’encore aujourd’hui, lorsqu’on lit le texte, on n’arrive pas bien à trancher, non tant, hélas, parce que « le nuage » reste la propriété quasiment exclusive de sensibilités « poétiques », etc., mais parce qu’un quelque chose dans ce texte, en dépit de sa tonalité incontestablement scientifique, déborde de son cadre, et qu’à l’évidence, ce débordement touche autant la littérature que la philosophie, l’urbanisme ou la politique.


Comment ? Pourquoi ? Difficile à dire. Intuitivement – à cette heure -, je mettrais cela sur le compte du titre complet de la conférence, que j’ai découvert en ouvrant le livre, ce qui m’a causé un choc : « Sur les modifications des nuages, et les principes de leur production, suspension et destruction ». Production ? Destruction ? J’ignore comment les « âmes romantiques » susdites accueilleront le matérialisme de ce lexique, mais nul doute que sa portée soit décisive, et place implicitement ce texte aux côtés du Bleu du ciel de Bataille par exemple. Car l’importance fondamentale de cette conférence de Howard, si elle s’explique par la pertinence, chaque jour vérifiée, de sa « nomenclature méthodique » (p.126), tient, à mon sens, encore plus à ceci : enfin, avec Howard, le ciel est rendu à sa stricte et précaire matérialité. Il devient atmosphère, et rien de plus (ni projection métaphysique, ni métaphore expressive).


Rappelons la date de cette conférence : 1802. Anouchka Vasak a raison d’insister sur l’aspect transitoire de cette période au cours de laquelle se produit une espèce de passation de pouvoir entre les Lumières et le romantisme. Pour ma part, cependant, le désir est assez fort de raccorder directement ce texte – et la période en question – à l’histoire politique européenne, et particulièrement française. Quelque part, ce geste de Howard me paraît subtilement solidaire de celui de Fabre d’Eglantine, à qui l’on doit la composition du merveilleux calendrier révolutionnaire, fait sur la demande de la Convention qui souhaitait légitimement abolir le calendrier grégorien, et tous les mirages qu’il projetait précisément dans « le ciel ».


Rappelons encore que ce calendrier de Fabre d’Eglantine – utilisé en France entre 1792 et 1806 - était justement météorologique, et que chacun des noms de mois, par une charmante tautologie référentielle (Fabre d’Eglantine étant par ailleurs l’auteur de la bluette « Il pleut bergère »), ne dit rien d’autre que ce qui se passe à ce moment là de l’année, en fonction de la position de la Terre par rapport au soleil ; il collait simplement au développement de la saison en question (ainsi de Floréal pour le mois de mai, « mois des fleurs »). En tout cas, cela ouvre, à mon sens, l’une des plus passionnantes questions d’histoire littéraire, politique et philosophique qui soit – c’est à dire que durant une quinzaine d’années, la laïcisation brutale des institutions (dont le calendrier) semble avoir du même coup évidé le ciel de son au-delà ; et le ciel, en revenant de force vers l’ici-bas, s’est de la sorte offert aux gens comme un élément pré-nietzschéen.


Cette hypothèse me semble d’autant plus plausible que durant cette décennie, ont notamment écrit les deux auteurs français les plus sensibles à la météorologie et à l’air, Maine de Biran (dans son Journal) et Joubert. Sans compter que c’est encore au début de cette période que les relevés climatiques ont été systématisés sur l’ensemble du territoire français, et que la météorologie est devenue ce qu’elle n’est plus exclusivement aujourd’hui : une science au service de l’Etat – de sa police en particulier (puisque les dirigeants monarchistes d’alors ont pris acte de l’évident lien causal entre l’éclatement de la Révolution et l’orage du 13 juillet 17883, dont la grêle, en détruisant les champs de blé d’Ile-de-France – laquelle région fournissait le blé à toute la France -, a d’un même mouvement privé la population entière de pain au printemps suivant).


En tout cas, pour en revenir au texte de Howard - dont Anouchka Vasak a également raison de souligner qu’un certain nombre de passages sont arides, et parfois opaques -, il faut le plus largement possible encourager à sa lecture, pour deux raisons majeures :


1. Grâce à l’extrême clarté de cette classification, on se voit enregistrer l’effet d’une connaissance immédiate, et irréversible, des trois principales formations nuageuses (stratus, cumulus, cirrus). Sitôt le livre fini et posé sur son bureau, on regarde l’atmosphère et celle-ci n’est plus indistincte, seulement définie par le paradigme idéologique beau temps / mauvais temps, mais par la perception fine, structurée de la si vaste activité des masses d’air autour de la Terre. De ce point de vue, le journal météorologique de Goethe est un splendide document - ainsi de ce passage si tonique, et également relevé par Anouchka Vasak dans son essai :


« Jeudi 18 mai 1820 :

Tôt le matin, ciel tout à fait clair, peu à peu de légers cirrus, à midi un phénomène rare et hautement frappant qui m’a appelé à quitter mon espace étroit pour gagner un lieu dégagé ».
(p.229)


2. Sortir la perception de l’atmosphère de sa réduction prévisionnelle (si on peut appeler ainsi cette obsession sociétale, parce qu’économique, pour le temps qu’il fera demain, avec ses « impacts » sur « la consommation », « le moral des ménages » et « le chiffre d’affaires  » etc. ), c’est non seulement développer outre mesure la compréhension de nos sensations immanentes les plus fines de la vie, mais c’est également apprendre à sentir l’action des divers types d’influences climatiques (en France : océanique, continentale, méditerranéenne) sur l’urbanisme d’une ville, par exemple.


Ainsi de Paris qui change presque du tout au tout en situation de cirrus (nuages d’altitude qui, vus du trottoir, semblent rapetisser ses toitures) ou de stratus (une brume au sol qui la floute, l’engrise davantage). De ce point de vue, il y aurait une science-fiction amusante à écrire : qu’en serait-il de cette ville, à ce jour prise dans le climat océanique breton, si, à la faveur d’une accélération violente du réchauffement climatique, elle basculait du jour au lendemain en climat méditerranéen ? L’axe historique emprunterait-il une allure romaine ? Et le Sud du XXème, algérienne ?

Pour finir, une demande à l’adresse des Editions Hermann et d’Anouchka Vasak : que The Climate of London – ouvrage de 1833 dans lequel Howard dit avoir systématisé ses observations des saisons londoniennes - soit traduit le plus rapidement possible …

1 Emmanuel Le Roy Ladurie, Histoire humaine et comparée des climats, T. II « Disettes et révolutions 1740 – 1860, Fayard, 2006.

2 Alain Corbin, le Ciel et la mer, Bayard, « le rayon des curiosités », 2005. Voir en particulier
le premier article – « Pour une histoire de la sensibilité au temps qu’il fait » -, dont chaque page contient au moins une intuition géniale.

3 Philippe Rahm, Architecture météorologique, Archibooks, « crossborders », 2009. A ma connaissance,
 Philippe Rahm est parmi l’un des seuls architectes à prendre radicalement en compte la question climatique,
tant dans sa théorie de l’architecture (ici, très dense) que dans sa pratique constructive (basée sur les
éléments dynamiques de l’atmosphère : pression, convection, radiation, etc.).

4 Voir au sujet de cet orage et des perceptions métaphoriques qu’il a générées : Anouchka Vasak,
Météorologies, Discours sur le ciel et le climat des Lumières, Champion, 2007.

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