LE PAIN DE SEIGLE ET LES GRANDES QUESTIONS DE VIE par Leena Rantanen

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

LE PAIN DE SEIGLE ET LES GRANDES QUESTIONS DE VIE par Leena Rantanen

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Le pain de seigle, c'est comme l’amour et la santé ou quelque autre bonheur dont on ne comprend la valeur lorsqu’on l’a perdu.

En Finlande on l'avale comme un rien, comme s’il nous tombait du ciel. Ici, de loin, ce pain a une valeur totalement différente, il joue sur les relations humaines, il peut devenir une question existentielle et philosophique.

Je l’ai toujours aimé. J’en ai compris toute l'importance chez ma grand-mère, quand j'en prenais le matin avec de la marmelade d’orange et l'après-midi avec du roquefort.

Et maintenant, après plus d’un quart de siècle à l’étranger, le seigle est devenu rare. C’est surtout pendant les années en Italie que j’en ai souffert : du seigle uniquement en été, en Finlande. A la fin, rien n’allait plus, les musées en mauvais état, les bibliothèques, déjà rares, trop maigres, j’étais même fatiguée de la beauté des gens, de la beauté de leur langue, de leur gentillesse, de tout ce que j’avais tellement aimé. Même une bonne pizza n'avait plus aucun goût.

J’ai dû quitter le pays.

Mon cœur a saigné mais le seigle est bon pour le cœur, c’est connu.

Je n’ose même pas garder plus d'une glace dans le congélateur du frigo : et si quelqu’un venait avec du pain de seigle ?

Pour moi il n’y a pas qu’un seul pain noir, bien sûr que non, la question ne se pose pas. Häälimppu, reissumies, jälkiuunileipä, ils sont tous aussi bons. Je mets la tranche surgelée dans le grille-pain, et j’ai l’avantage de pouvoir y étaler du beurre au gros sel, il s’agit d’une fête patriotique : je ne calcule pas les calories ni le cholestérol.

Pourrais-je vivre avec un homme qui n’aime pas le pain noir ? Non. Nous partageons ce cadeau, mais de ma part, c’est aussi un sacrifice parce que toute seule j’en aurais plus. Une fois nous nous étions disputés si stupidement (les hommes peuvent être vraiment bêtes parfois !) que j’ai pris une tranche en cachette, je l’ai fait griller je l’ai dégustée, et je ne le lui ai jamais raconté.

Il méritait ça ; il a perdu une tranche des vieilles maisons en bois avec leurs clôtures à l’ancienne de Seurasaari, les jeunes filles blondes et les écureuils.

Car pour lui, le pain noir a un goût encore plus délicieux depuis que nous nous sommes promenés tranquillement dans l’île de Seurasaari, il y a des années. Les écureuils sautillaient vers nous, lui mangeaient les cacahouètes dans la main, tout à fait exceptionnel pour un Parisien. Oh comme ces petites pattes sont mignonnes dans la paume. Son cœur a failli éclater de bonheur. Mais d’autres merveilles l’attendaient. Dans une maison-musée se trouvaient des bâtons en bois suspendus au plafond, et mon homme demanda leur fonction. Je n’eus pas le temps de répondre qu’une jolie jeune fille blonde habillée d’une robe folklorique dont le chemisier blanc mettant en valeur ses cheveux dorés et ses yeux bleus, commençait à nous expliquer ces suspensions où des pains noirs plats en couronne sont enfilés. Et mon homme au lieu de regarder les bâtons la regardait, elle, charmé. Moi j’aurais su beaucoup mieux expliquer tout ça mais je n’avais pas le cœur de rompre l’enchantement, j’ai pensé que je pouvais en profiter moi aussi, que plus tard mon homme se rappellerait que je suis du même pays, donc belle moi aussi, surtout que mes cheveux sont déjà presque blancs, je n’ai plus le courage de les teindre, il y a des choses plus importantes à faire qu’essayer de paraître jeune, la vie s’en va trop vite…

Pour ces bâtons, mon explication aurait été plus touchante, j’aurais dit que nous étions si pauvres, la terre si pleine de pierres, le climat si rude, qu’il fallait semer du seigle qui supportait un peu mieux les gelées fréquentes même en été, plus froid qu’en France ; et en hiver, mon Dieu si vous saviez comme c’est dur. Chez nous, on ne mange pas de ce pain blanc qui perd son goût dès l’après-midi. Le seigle se garde trois semaines, aucune fermière n’aurait eu le temps d’en faire plus souvent, autour d’elle tournoyait une foule de morveux, il fallait leur fabriquer des vêtements, mais auparavant il fallait semer du lin, le couper, puis le rouir, le broyer, le teiller, le peigner, le filer, le tisser, enfin le coudre à la main. Il fallait raccommoder et rapiécer, tricoter des chaussettes, des bonnets, des moufles – des trucs qu’on ne connaît même pas partout en France – et pas seulement pour les morveux mais aussi pour le mari miséreux qui usait ses vestes et ses pantalons en trimant dur. Et il fallait baratter, faire du fromage, donner à manger aux bêtes, puiser l’eau, la chauffer après avoir coupé du bois dans la remise. Et cætera, mon Dieu.

Les Français ont toujours eu serviteurs et perruques et vêtements de soie et crinolines et, comble du luxe, des boulangeries-pâtisseries même dans les villages les plus misérables. L’histoire d’amour de Pierrot et Colombine date du Moyen-Âge, je crois. Elle est vraie. Chez nous on la lit comme un conte de fées. Que les Finlandais aient pu acheter des gâteaux tous les jours ! c’était déjà bien s’il y avait du seigle à enfiler sur ces bâtons. J’aurais pu aussi parler de l’écobuage, des années de disette, du pain mélangé avec de l’écorce de pin qui rendait malade mais trompait le ventre qui hurlait de faim.

Mais la jeune et jolie fille semblait si heureuse d’avoir l’occasion d’exercer son français timide dans un discours laconique.

Même en ville, mon homme n’avait pas été aussi charmé par les jeunes filles. Il trouvait les Finlandaises trop rondelettes ; toutes jeunes, elles sont assez belles mais elles grossissent trop vite.

Non, jamais je lui raconterai cette tranche.

Et puis, elle était bien plus importante pour moi, tout le monde comprend ça. Comme Tuire, qui travaillait à la Bibliothèque Nordique, à Paris. Nous nous sommes connues le jour de la fête nationale, à l’ambassade, elle est venue directement vers moi, elle m’attendait. Déjà le lieu était propice à la naissance d’une grande amitié, renforcée par le pain noir. Je me suis précipitée pour lui demander si elle allait en Finlande à Noël, oui, si elle me rapporterait du pain noir, oui.

Depuis Tuire est ma mécène : Tu ne peux pas écrire sans ! Très ouverte et connaissant ici beaucoup de Finlandais, elle s'est mise à commander à tout le monde de me rapporter du seigle.

Et elle prenait ce devoir très au sérieux, l'a transmis à Sirkka qui lui a succédé. Son mari, ou une amie, ou sa fille, la fameuse chanteuse Maija Vilkkumaa, que je n’ai jamais rencontrés, étaient tenus de traîner des paquets de pain noir pour moi.

Quand est-ce qu’on aura encore un employé finlandais à la Bibliothèque Nordique ? Maintenant les convoyeurs de pain se font rares.

Parfois Tuire met un paquet à la poste.
Ici, il faut que je raconte un peu la société française dont la devise est depuis la Révolution de 1789 Liberté, Égalité, Fraternité. Aujourd’hui, la chose absolument la plus importante, la seule qui compte, c’est la Liberté. Liberté de jeter des mégots et sacs poubelles sur le trottoir, de laisser les chiens…, et la circulation…. Ah, qu’est-ce que ça a à voir avec le pain ? Mais j’y arrive, aux grèves. Au fait que n’importe quelle bibliothèque, ligne de métro ou de bus, train puisse être en grève pour toute la journée ou pour quelques heures ! Du coup, pas de courrier pendant des jours, je devine que la poste est en grève, pas forcément tous les bureaux mais le nôtre. Les quatre pains de la boulangerie de Mäntsälä ont voyagé plus de deux semaines, ils sont arrivés archi-secs.

Voilà un problème philosophique – psychologique – existentiel : d'une part, la grève met en rage, d’autre part même un pain sec console. Il faut le tremper dans la soupe ou dans le café, ah comme il est bon, sans la grève je n’en aurais pas mangé un comme ça.

On ne trouve pas de vrai pain noir à Paris, ni même ailleurs en France. Quelquefois je me suis réjouie trop tôt, j’en ai vu un grand, rond qui semblait comme il faut, la croûte épaisse, craquelée, bien cuite. La déception fut grande.

Dans ce charmant village de Donzenac, j’en ai vu un comme ça, petit, mignon. On ne voulait pas me le vendre parce qu’il était d’hier ! Mais il s’améliore avec le temps, vous pourriez le vendre plus cher aujourd’hui, me suis-je exclamée. Après avoir résisté longtemps, la jeune vendeuse a accepté de me le céder mais à moitié prix et en m’avertissant que ça pouvait rendre malade, ce que je n’ai d’abord pas compris. Un peu de fromage de la boutique d’à côté et en route. Nous nous sommes arrêtés sur une belle colline pour déguster ça, j’ai coupé le pain – il n’était pas cuit, on ne pouvait manger que la croûte qui était, il est vrai, savoureuse.

Dans la vitrine d’une boulangerie à Maubert-Mutualité à Paris il y en avait un encore plus grand, comme un häälimppu, la première fois, j’ai cru que ma vie allait changer, tellement il était bon. Prudente, j’en avais d'abord acheté un quart, et dès la deuxième fois un entier, mais l'intérieur n’était pas cuit.

Comme pain de seigle on vend n’importe quoi ici, il suffit de mettre une pincée de poussière de seigle dans le blé. Ils ne savent pas. Mais qu’est-ce qu’ils ont ? Pourquoi ne comprennent-ils pas ? Ou peut-être que pour les Français, le pain noir représente la vie sauvage, le contraire de la civilisation.

Je pense à Volodja. Un ami m’avait invitée à voir Les Chaises de Ionesco en banlieue, gratuitement parce qu’il connaissait Volodja qui s’occupait des lumières. La représentation était lamentable, deux vieux toqués trottinaient sur scène, ils n’avaient rien compris du texte et oh là là les chaises étaient en plastique blanc horrible, de celles qu’on trouve sur chaque balcon et dans chaque jardin de la Laponie jusqu’à la Grèce. Pauvre Volodja, il envoyait les lumières, parfois les comédiens restaient dans le noir, le flot de lumière tombait à côté. Mais c’est qui ce Volodja ? En rentrant je me trouvais à côté de lui sur le siège arrière de la voiture. Ce jeune biélorusse a sorti un grand pain de seigle rond de son sac à dos en toile épaisse, couleur vert-forêt, et de la poche du sac, un couteau de paysan. En coupant, dans la pénombre, de gros morceaux de pain, il m'a regardée dans les yeux, pas pour me charmer, non, mais pour voir, pour observer si j’étais de la bonne race, si j'étais un véritable être humain. Ma mauvaise humeur, mon ennui sont partis, la soirée n’était pas vaine, la nostalgie remplit mon cœur : les boulaies, les forêts bourdonnantes de conifères, les promenades pour aller pêcher ou pour cueillir des champignons, tout ce dont on ne peut pas parler avec les Français cultivés, et dont Volodja et moi n’avions pas besoin de parler, nous mangions du pain noir. Reconnaissante, j’ai pris une autre tranche.

 

 

 

 

Le commentaire de sitaudis.fr

 


le texte original "Ruisleipä ja elämän suuret kysymykset" se trouve dans le livre Avioliittoon ranskalaisittain ja muita kertomuksia Pariisista ("Mariage à la française et d'autres histoires de Paris", éd. Viisas elämä 2016), traduit du finnois par LR et Nicole Caligaris