Ma vie avec Ghérasim par Michel Deguy

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Ma vie avec Ghérasim par Michel Deguy

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Tout Polyphonix échoua down town

aux portes de la veuve de Max Ernst

« The party is over » Il fallait remonter

Mais à New-York Ghérasim Luca perdait

  l’orientation

Nous prîmes un express tardif et ressortîmes

où il ne fallait pas, 125e et fifth, à peu près

« On the dark side you are » dit le taxi portoricain

A deux heures un dernier bar open on Amsterdam

mais rien que du bourbon et des nuts

Et à trois heures Ghérasim ne savait toujours pas

de quel collège de Columbia il était l’hôte

j’ai un portrait de lui polaroïd contre la grille du

  Réservoir

un large chapeau noir éclaire son sourire souriant

 

J’écris avec un crayon rouge de la Bodleian Library

Acheté en même temps que la carte postale

Aussitôt envoyée à Jacques Derrida

 

Avec Jacques Roubaud nos voyages ne sont pas finis

De Nashville à La Nouvelle-Orléans

il a le détail dans son carnet

T. W. Bundy nous montra

des factures de Baudelaire

La barge à touristes fit

circuler le Mississipi

A Cambridge nous avons lu

John Montague posait sa fiole sur la table

A Barcelone le sereno d’hôtel

intervertit nos passeports

et nous avons quitté l’Espagne léthargiquement

chacun sous l’identité de l’autre

C’est Jacques qui s’en est aperçu

Repartant pour Oslo

il me téléphone

Il en rit volontiers et me dit

L’an prochain

Il faudrait que tu viennes à Oslo

 

Michel Deguy

Brevets, Champ-Vallon éd., 1986, p. 13-14

 

Voici trente ans, dix ans avant son suicide, Ghérasim Luca était invité à New York. Jean-Jacques Lebel organisait une séance, une session, de Polyphonix au MoMA, et nous y débarquions un soir d’octobre 1984. Je suis sûr que les documents, maintenant « en ligne » sur les sites, nous permettraient de retrouver la date précise de la soirée festive, et le nom des participants qui, dans ma mémoire incertaine, entourent en flou  la joue barbue de Jean-Jacques, une dizaine peut-être. Il m’arrive, quand je la raconte, de mettre en scène Julien Blaine ou Jean-Pierre Faye, Bernard Noël, Denis Roche ou Enrique Zañartu… Mais je n’en ferais pas une déposition assermentée devant le juge américain.

Ce qui est assuré, c’est que ce fut pour nous la soirée Ghérasim Luca, et pour moi, qui rallume ici un instant cette lumière, la rencontre mémorable de Ghérasim en chair et en os – celle que j’évoquai en 1986 dans le petit narrative made in USA, dont je viens de faire l’exergue de ces pages.

Nous, je veux dire Ghérasim et votre narrateur, étions hébergés au nord de Manhattan, dans le secteur de Columbia (Broadway 115) et sans doute plus au nord encore dans une des maisons d’hôtes de cette illustre Université, de brique et de lierre, façon renaissance anglaise. Deux nuits. Je me rappelle les heures et les circonstances ; j’ai plaisir à en relater quelques détails, parmi ceux dont les plis mnésiques gîtent encore dans  mon hémisphère gauche, plus ou moins froissés par trente années d’usage et d’usure.

*

Dans la grande salle basse théâtrale du basement du Musée d’art moderne new-yorkais de cette époque, bien avant la mécénale rénovation grandiose que l’on sait, nous devions nous produire sur une scène classique face à quelques rangées en gradins rectilignes ; sans décor, ni écran pour projections d’ordinateurs, ni fumigations polychromes ; disons sobrement. Je crois bien que j’y lus quelques pages sans retirer mon imperméable (comme l’année antérieure à Milano Poesia), façon Bogart ou Colombo, ce qui n’augmentait pas mes chances de succès. Je vis Blaine allongé à même le parquet de la scène, dérouler, débobiner, poursuivre et rembobiner un volumen considérable, aussi long que celui qu’offre un rouleau hygiénique dans les lieux d’aise, mais couvert de graphes, qu’il put lire.

Lui, Ghérasim, vociférant, étirait, dépliait, ne laissant rien en grumeau, comme on étale à fond un document fripé, l’épellation possible d’un adverbe sous ses yeux – je sus plus tard qu’il en faisait volontiers la performance –, distendait, élongeait, embouchait, entonnait, mâchait menu les archiphonèmes et, du coup, tous les mots impliqués comme si l’adverbe contenait le démesuré mot-valise d’un emboutissement général de la langue, était-ce « désespérément » ou « mélancoliquement »… ou – passionnément – oui. Ce soir, l’adverbe en prenait plein les syllabes, voyelles et consonnes gorgées ; et loin que le signifiant s’en vidât de contenu comme les persiennes d’Aragon, perdant son sang de sens dans la répétition, il se chargeait d’inouï, de possibles, emplissant tout le parler de son air, de son respirable, la vie, et de l’aspect des choses attirées, et de l’air chantonnable dans la sphère rythmique.

Une vocifération littérale athlétique intégrale, une manducation dévorante de la bouchée intelligible (Claudel) décortiquée jusqu’aux os, une gésine, un engendrement de tout le langage à partir d’une matrice hermaphrodi-malléable, pulsation des phonèmes poussant la signification ; la bouche forcée-de-parler sous les coups, d’avouer l’angoisse de la mutité, et la chair se faisant verbe… éons de logogenèse en raccourci.

Assez pour que Gilles Deleuze à quelques années de là crut pouvoir déclarer que Ghérasim était le seul poète français de son temps. On le comprend. Mais sans doute est-ce une façon trop offensive de « régler la question », en se passant de beaucoup de voies géniales de poursuivre le poème ; façon de se boucher précipitamment l’ouïe intérieur et tout l’ « ouïssible » possible.

*

Jean-Jacques Lebel ami de Dorothea Tanning nous emmenait chez elle après la manifestation. Au Village. Le métro fit l’affaire et nous voici grimpant derrière Jean-Jacques un escalier raide, le nez des seconds sur les chevilles des premiers, dans un de ces petits immeubles feuillus qui font le charme du Greenwich, et bientôt dans tout le secteur au sud de NYU, Soho, et outre -Bowery, et en remontant vers Chelsea, etc.

Mais nous avions traîné un peu trop longtemps au pied du MoMA après la représentation. (Il n’y a rien à faire, c’était  une représentation.) Il était tard, non seulement pour les horaires de la middle-class américaine, mais aussi, et en tout cas, pour les artistes d’un autre âge. Attendus par la veuve de Max Ernst, Lebel frappe à la porte étroite avec sa queue d’amis affamés dans l’escalier patient. J’étais dans les suiveurs immédiats, je vis la porte se fermer en s’ouvrant ; entendis l’illustre hôtesse courroucée de nos mauvaises manières :« the party is over ! ». Nous ne saurions jamais de quels wines et de quels cheeses nous étions privés… Nous nous sommes dispersés dans les centres de Burgers avoisinants.

Mon anecdote en vient à son piquant. Ghérasim raconta qu’il était privé d’un sens : celui de l’orientation ; complètement infirme, et paralysé plus complètement encore à Manhattan (de fraîche expérience, dans l’après-midi), où le touriste émergeant du subway sur le carrefour, cloué à la croix des Avenues et des Streets, Nord et Sud, Est et West, perdu à jamais, se fiche sur le trottoir comme dans un film muet immobile de châtiment dantesque. Nous parlâmes du retour et découvrant que nous logions à la même enseigne je le rassurai : je connaissais et notre destination, et le métro (vantardise excusable parce qu’à New York je descendais toujours chez mon ami Kenneth Koch, le poète de l’« Ecole de New York » avec John Ashbery et Franck O’Hara, qui habitait Claremont Avenue, en face de Columbia. Tiens ! Pourquoi Kenneth n’était-il pas avec nous ce soir au MoMA des poètes ?) et serais son psychopompe serein dans l’anabase de cette nuit. La rumeur disait qu’il fallait éviter Harlem. Un professeur de Columbia avait été assassiné dans le parc pentu qui sépare l’Université de son Ouest, infesté de dealers dans les « récits » de cette époque. Or je me trompai à un changement. One a.m. au nord de la 125ème. Sortant peu à peu la tête du sol, dans la nuit noire comme Harlem ; pas un chaland, pas de circulation, pas de phares. Pas de panique, bien sûr. Mais j’étais aussi désorienté que Ghérasim, et ne savais du tout comment faire.

Nous en parlions, ombres sans ombres sur la chaussée « inégale », c’est le moins qu’on puisse dire. Vous avez déjà lu la suite si vous avez emprunté tout à l’heure les marches de mon poème d’exergue. Un taxi passait – chance. Il s’arrêta – chance. Il ne voulait que nous rendre son service de taxi – chance. Il murmura : « You are on the dark side » – humour. Et nous déposa où nous souhaitions nuiter. Assoiffés, mais trop las pour aller chercher Broadway. Un bar isolé ; chance. Peanuts et bourbon, pour rogner encore un peu plus sur la nuit. Pas de confidences dans cette nuit.

Le lendemain je retrouvai Ghérasim (comment y était-il parvenu ?) dans Central Park, au « Réservoir » ; pour une marche tranquille le long de l’eau sous le chapeau noir aux larges bords. Marche lente. Lentlentlentlent lanlanlan, lantanement, léthargiquement, malgré les joggers, alêthéiquement. (No sport ! avait dit Churchill ; c’est la santé.)

*

Je ne suis pas certain que je reconnaîtrais Ghérasim Luca, frêle silhouette qui conservait un large chapeau noir obombrant son visage ; un visage osseux, dans la série impressionnante et inexpressive entre Buster Keaton et W.S. Burroughs. Il n’y eut pas de confidences, ai-je avoué. Mais un modèle.

Pas-sion-né-ment est une lecture.

Une passion. Je t’aime, passionnément… pas… papapapa… papagueno ; à la papa, à la folie, pas du tout. Il fallait que ce fût entendu aussi comme ça.