Portrait du grammairien par Alain Frontier

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Portrait du grammairien par Alain Frontier

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    Globalement je ne me trouve pas sympathique. Paresseux. Rêveur. Inefficace. J’aime ce que j’écris, je préfère. Ce que j’écris n’est pas moi c’est un autre moi devant moi, à bonne distance devant moi, et différent. Pas même un moi-tu avec qui je pourrais éventuellement converser, mais un moi-il, un moi-spectacle et par moi bien visible, et que je puis donc regarder, enfin, et lire, et entendre en chaque détail de sa phrase et de sa prosodie spécifique. La phrase n’est jamais toute faite elle hésite. Je ne suis pas un pélican qui sortirait la phrase de son cœur, je suis un professeur. J’explique la phrase. Je rassemble une trentaine d’écoliers et d’écolières qui n’existent pas et je les fais entrer dans ma phrase. Ils sont très étonnés d’entrer ainsi dans la phrase et se demandent si l’auteur de la phrase a réellement pensé tout ça, et si tout ça n’est pas une invention du professeur qui commente la phrase. J’aime qu’ils soient assez hardis pour formuler cette objection, parce que l’acte d’écrire est toujours de répondre à des objections, sinon la phrase ne pourrait émerger de l’addition des mots, il n’y aurait plus rien à expliquer, plus rien à écrire. Par exemple, la naissance des choses de l’univers. Les choses continueraient à se mouvoir en dehors, et sans nous. Autant gober la parole des autres et la répéter mécaniquement sans comprendre. On imagine les dégâts ! À moins de s’aimer soi-même sans plus se poser de questions, ce qui n’est pas mon cas je l’ai dit. Par exemple ingérer des aliments quand on a faim, s’hydrater quand on a soif, se soigner quand on est malade, et de temps à autre marcher pour se dégourdir les jambes. Ou bien encore accomplir un acte sexuel intense et long. Celui qui accomplit un acte sexuel intense et long ne saurait dans le même temps écrire quoi que ce soit, parce qu’il a besoin de ses deux mains pour écrire, l’une pour tenir le stylographe et l’autre le carnet. D’ailleurs à tout gloser on perd de sa raideur. La phrase, elle, se porte bien, va de l’avant, progresse, et s’épaissit au cours de sa progression parce qu’elle n’oublie rien de ce qu’elle a déjà dit. Par exemple le complément d’objet, le sujet. Elle s’adresse alors à la cantonade et devient publique, on dira qu’elle est un acte politique.