Robert Creeley, 15 janvier 1969 par Martin Richet

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Robert Creeley, 15 janvier 1969 par Martin Richet

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Ce qui ne satisfait pas c'est, au départ, la permission spécifique envisagée. Dire n'importe quoi, par ex., merde, foutre, con, etc. Dans ma tête, ces mots-là sont, en eux-mêmes, d'une condition si estompée qu'ils ne dégagent plus aucune énergie. Il faut bien les avoir quelque part, pas tant placés que rencontrés - dans le con littéral, jambes maintenant ouvertes pour l'exposer. Ou, chez soi, merde du chat sur le tapis, et son odeur presque âcre. Ou, encore, va te faire foutre, osant la réaction espérée, pour qu'il soit libre de m'assommer.

On n'a pas l'un sans l'autre, il n'y rien d'autre dans la mer atténuée, sa surface ridée par le vent. Si bien que ce qui semblait une surfaceplacide, vitreuse, comme on dit, s'altère. Je me souviens d'un cours que je donnais, j'enseignais le latin à une classe de 6ème, il y avait toujours une rumeur presque attirante quand j'arrivais, comme un bruissement de feuilles, mais avec de brusques éclats de bruits plus secs, fou-rires ou irruption aiguë de ces mots dont je croyais, à mon âge, pouvoir faire usage. Je n'y prêtais au départ aucune attention, pensant qu'elle disparaîtrait d'elle-même une fois l'intérêt épuisé. Mais, je peux en témoigner, cet intérêt ne s'épuise pas. On s'accoutume, pour ainsi dire, aux possibilités et pouvoirs que possèdent ces mots. Je me souviens maintenant de la première femme, disant, presque hystériquement, baise-moi. Vas-y. C'est cette seule occurrence du mot qui me reste, à jamais, dans la tête. Mais, là, impatient de calmer les fou-rires pour lancer le travail de la journée, et en être d'autant plus vite libéré, que faire. Je me lève, les regarde, m'approche du tableau pendant qu'ils continuent en m'observant discrètement et j'écris, aussi vite et aussi gros que possible, le mot MERDE ! Ils se taisent tous immédiatement, certains rougissent, et je leur dis, avec une nonchalance qu'on a tort, je crois, de permettre aux adultes, merde. C'est un mot. Est-ce qu'il y en a d'autres que vous aimeriez qu'on considère ? Et j'enchaîne un discours vague sur les mots « de pouvoir », que nous utilisons tous, et par lesquels nous sommes, aussi, tous également attirés.

Mais à cet autre moment, porté par son exigence tâtonnante, désespérante - le mot avait la férocité d'une hache, et sa commodité. Et pour profond qu'ait été son mystère, je n'y trouvais d'autre sens. J'ai parfois l'impression qu'au cœur de tout ce que sont ces femmes, et de ce mystère littéral auquel elles m'invitent, Homère était un putain d'imbécile, avec sa Circé, encore plus menteuse qu'Ulysse lui-même, ce pauvre con... Mais qu'il y a, murmuré, un babil très discret, qu'il faut s'en approcher, tendre l'oreille, pour saisir ce qui est marmonné, que jusque dans le visage incroyablement hideux et âgé qui se presse contre toi, jusque dans ce dégoût des dents cassées, des poils hérissés, de l'haleine nauséabonde, de la voix stridente, du regard obscène et lessivé, il y a ces mots. Et qu'on l'aime, incroyablement elle, quand elle se transforme en délice, délice à elle prêté avant même d'en avoir pu observer le fait. Elle plaît tant que tu restes, toi, ravi par cette merveille succulente, caressé, titillé, et que ces mots eux-mêmes te pénètrent, murmurés, les oreilles.

J'ai lu quelque part que les hommes étaient plus disposés à s'engager dans des activités sexuelles avec une image dans la tête que les femmes. Peut-être parce qu'ils sont faiseurs de formes, quoi que ça puisse vouloir dire, mais paraît vrai aussi cet autre fait qui m'a, du moins, retenu, à savoir que les femmes sont source, condition matérielle. J'évite l'emphase du propos en en cédant l'arbitrage, par qui que ce soit, ou la démonstration. Rire, l'exploit doit être preuve. Si je n'ai jamais été attiré sexuellement par les animaux, c'est parce qu'ils ne parlent pas. C'est un savoir incroyable que j'entends résonner dans ces mots, qui se souviennent de tout ce qui a jamais été ou aurait pu advenir.






15 janvier 1969, traduction de
Le commentaire de sitaudis.fr Extrait traduit de A Day Book , 1972.