Scènes de la vie occidentale par Ludovic Bablon

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Scènes de la vie occidentale par Ludovic Bablon

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Fut un temps où Appelbaum Paul, un nouveau soir, attendait devant la télévision, sur un canapé, les jambes repliées sous lui, d'être une fois de plus le fils d'Appelbaum Hans, ouvrier métallurgiste et immigré allemand de la banlieue d'Angers. Attendait sans effroi, avec habitude, que ce sac de nerfs occupé moitié du jour à visser des boulons sur des moteurs quatre temps, revint les poings fermés, la bouche lasse et cependant dure, asséner à la face d'un de ses fils une de ces claques puissantes qu'il produisait dans un style très libre et improvisé. Car en effet Paul Appelbaum avait un frère, de deux années plus jeune que lui, avec une peau cependant moins épaisse : à l'heure dite (ou à un bruit de pas connu dans l'escalier) ce petit frère filait dans la cuisine, saisissait quelque chose à manger, et partait s'enfermer à clé, seul, dans la chambre commune qu'il avait avec Paul ; mais Paul, lui, restait là, face à la télévision, comme si de rien n'était, et face au père, ne répondait pas, et face au poing, ne tournait pas la tête, ne se levait pas comme requis, et par suite n'essuyait les filets de sang qu'avec lenteur, comme si ce n'étaient (ces forts chocs d'une main close contre une boîte crânienne juste formée) que quelques papillons indolents qui sur lui comme sur une herbe un instant s'étaient posés. Après quoi, le petit frère sortait et réconfortait le père recru, tombé à plat sur un fauteuil de salon, lui passait un bras autour du cou et massait ses muscles tendus. Pendant ces années (car cela dura longtemps) glissaient par conséquent sur le corps blanc de Paul les malléables hématomes de l'expérience qui nous promène dans son temps, mais cependant elles ne pouvaient, ces expériences, pas atteindre la couche profonde et sanguine du fils d'Appelbaum Hans, Appelbaum Paul, dès lors que ce dernier restait assis, déglingué sur le sol et intact : en conséquence de quoi elles ne faisaient que flotter en surface du trou noir impassible de la banlieue d'Angers.

A l'usine, Hans Appelbaum et quatre amis étaient cinq gars qui cinq minutes allumaient des clopes et dix-huit heures trimaient ; sans doute ce manque de temps pour réfléchir priva-t-il le brave Hans d'une légère démarche de pensée qui, vers le mois de juin 1994, lui eût évité de subir quelque chose comme, disons, un affront : car un de ces soirs de retour du père, où il s'avançait encore la main vibrant du désir de frapper, il ne s'aperçut pas que Paul cette fois avait tourné la tête vers lui, et même s'était levé, et même qu'il allait, une seconde plus tard, asséner sur sa face le poids cumulé de 16 années de relations filiales, sans autre raison que celle qu'il en était maintenant capable ; de telle sorte que lorsque Hans fut assez proche, Paul Appelbaum plaça au creux de la vie de son père un uppercut au mouvement ascendant automatisé, et le vissa même à l'intérieur, et il partit donc, de sous 16 années de patience, à nouveau ce poing lui aussi fermé, et aussi ce mouvement de tête en avant qui, de même que les neutrinos traversent la terre sans effort, traversa ces années avec aisance et soulagement, pour finalement venir descendre la figure paternelle et lui faire entendre que lui, Paul, était là, - que lui, Paul Appelbaum, sorte de chat domestique, paisible, apparemment languide au point de tout supporter, et qui cependant au premier mouvement de révolte, se révèle déjà invincible, régnait dorénavant. Et de fait, à ce poids, à cet élan, le père ne résista pas, car c'est lourd, et s'effondra, de même qu'aussitôt après le second fils, qui sortait de la chambre en sauveur et fut projeté violemment contre le mur, puis tabassé au sol. Le père se releva quelques minutes plus tard, emporta son fils évanoui et une petite somme d'argent, et quitta l'appartement. Paul, debout et calme à la fenêtre derrière le rideau de fer de la vie, vit sa mère, à 19h30, garer sa voiture, aller à leur rencontre en bas de l'immeuble, tous discuter, et elle jeter un coup d'œil vers sa fenêtre ; et il ne les vit pas revenir, jeta un mouchoir trempé de sang, fila vers la salle de bains, et là devant le miroir s'aperçut qu'il venait de rencontrer l'art, et qu'il en garderait une trace contre son arcade sourcilière, due au choc de sa tête contre la défaite finale de Hans Appelbaum.
Le commentaire de sitaudis.fr Extrait d'un livre en cours (cf. le site de l'auteur).