Tandis qu'il serait sans parfum par Ludovic Bablon

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Tandis qu'il serait sans parfum par Ludovic Bablon

  • Partager sur Facebook
Les chevaux.
Une fois je n'avais pas fait attention et je suis descendu pile sur un champ de bataille, c'était en 1632, à Lützen. Bien entendu c'était la confusion de peuples, les Suédois, les Allemands, les Croates de l'Archiduc d'Autriche, les Français... Vous hurliez dans un nombre de langues et de patois tout à fait impressionnant, sans compter les argots militaires!... Vous aviez quelques chapelains pour vous dispenser d'avoir à penser à moi dans ces ì moments difficiles " où vous vous étripiez. Sur le plan de l'art de la guerre, vous étiez déjà passés à une faible proportion de cavaliers, en comparaison d'avec le nombre de fantassins et d'artilleurs. Mais nonobstant, vous aviez quand même pas mal de chevaux. Ils étaient très inquiets, je le sentais bien ; ils renâclaient, ils rechignaient, je n'y étais pas pour rien, ils se cabraient pour vous renverser, et partir ; vous deviez déployer une grande quantité d'énergie pour les faire s'enfoncer dans le vacarme sanglant. J'étais là, et je vous regardais vous massacrer en chantant en luthérien, en catholique, en calviniste.
Partant du credo de Nicée, Verus Homo, Verus Deo, vous ne vous êtes jamais demandé si j'avais pu douter.
Eh bien ce jour-là, à Lützen (ce n'est quand même pas souvent que je viens vous voir vous charcuter de près, en direct pour ainsi dire), j'ai quasiment perdu la foi. Certains d'entre vous font la guerre extraordinairement bien. Ils y déploient un courage, une adresse, une ingéniosité, une force, tellement puissantes que c'en est admirable. «a a duré quoi, une heure, le temps pour vous de faire cinq mille morts, - mais cette heure-là j'ai vraiment fait l'expérience que vous alliez surtout connaître plus tard (du moins explicitement, en l'avouant) : je voulais fondre sur vous, vous déchirer et vous mettre en pièces ; j'étais sans foi, sans Seigneur.
Le soir est tombé et vous avez lentement cessé de combattre. Vous avez récupéré les blessés les plus frais, vous en avez essuyé la boue, pour qu'ils puissent vous resservir le lendemain ; et vous avez traîné quelques chevaux morts, pour les cuire.
Dieu m'a rappelé et je suis remonté.
Au ciel, on avait fort à faire : quarante mille morts environ, et cinq mille chevaux trépassés. J'ai fait deux groupes. Et j'ai sauvé les chevaux. Vous, je n'aurais pas pris de plaisir à vous sauver ; j'ai retrouvé un peu de foi pour les chevaux. Comme vous mettez à mal la création, hommes violents !

La Londonienne.
Une fois, au XIVe siècle, je ne sais plus trop qui c'était, mais quelqu'un, trouva sur sa route une Londonienne, sans doute une paysanne vivant à la ville, ou une femme d'artisan, et il l'interrogea. Lui devait être un prêtre ou quelque chose comme ça. Il lui parlait, et dérivant sur le sujet de moi, il trouvait ses réponses de plus en plus curieuses ; notamment, il lui fit parler du Paradis, comment elle l'imaginait ; et elle (elle avait des cheveux très noirs, une jupe de toile écrue, un châle vert sur sa tête, et un panier rempli de légumes à la main), elle répondit ì qu'elle n'avait pas besoin du Paradis, car elle était parfaitement heureuse en cette vie ". J'étais là, à quelques mètres, cela se passait au marché, près d'une petite église de quartier, pas loin de la Tamise. Moi, je fus charmé : une femme parfaitement heureuse en cette vie ! Rendez-vous compte ! Cela ne se trouve pas si souvent, un amour sans arrière-pensées pour la Création. Vous savez, elle n'était pas très riche, vous vous avez appris à mesurer le bonheur à ça, elle elle n'était pas très ìpieuse" (ce que vous appelez être pieux). Or, je vis l'homme qui l'interrogeait s'exciter de plus en plus et la harceler, se signer, et même s'écarter, et parfois la bousculer... elle baissait la tête, elle répondait sur l'eucharistie, si elle la prenait souvent, et qu'est-ce que c'était pour elle... L'homme s'en alla finalement prévenir les autorités urbaines, car (pensait-il), c'était son ì devoir moral " ; et on inculpa la femme. Je ne sais pas ce que vous en avez fait ensuite, si vous l'avez brûlée, ou si vous l'avez un peu torturée pour qu'elle ì abjure le démon ". Moi, j'ai aimé cette femme. Vous, vous l'avez inculpée.

Aller et venir.
Et à plusieurs reprises votre gorge s'est serrée d'anxiété et vous vous êtes contemplés avec dégoût ; et vous avez dit, soit, prenons des mesures ; où est ce Livre ? Le voici ; regardons à nouveau ce qu'il y a dedans, et faisons avec. Et vous avez lu et relu, et dans presque chaque siècle, vous avez conclu qu'il fallait revenir à l'Eglise primitive. Et vous avez entrepris ce retour à de nombreuses reprises.
Mais là où vous vous êtes trompés, c'est qu'il n'y a jamais eu d'Eglise primitive. Votre modèle vous a fui entre les doigts ! Car vous cherchiez sa base dans le temps, là où il aurait fallu la trouver dans le coeur. Mais laissez-moi vous le dire : de toute la terre, de tout l'Univers, il n'y a pas de région plus vierge et plus inexplorée que votre coeur. Vous pouviez être chrétiens n'importe où, n'importe comment, simplement en ayant lu et en cherchant en vous. Il n'y avait pas à revenir : il y avait à aller. De combien de malencontreux retours vous êtes les auteurs ! Chaque fois, je vous ai vu, et vous alliez toujours à contresens.
Le commentaire de sitaudis.fr Extrait d'un livre paru trop discrétement en 2002 chez L'Amourier, éditeur niçois, ça commence par un évangile final incroyablement gonflé dans lequel Jésus, prenant la mesure des écarts entre ce qu'il a dit et ce qui en a été compris, revient pour fermer Paradis aussi bien qu'Enfer et retourner dans sa tombe.