Toutes les nuits par Etienne Faure

Les Poèmes et Fictions, poésie contemporaine

Toutes les nuits par Etienne Faure

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Il dit j'ai froid quand son corps est brûlant
d'une fièvre de vivre ancienne
et meurt chaque nuit, main gantée, l'autre nue,
un stylo dans les doigts
car « qui meurt à ses lois de tout dire »
partout cherchant la synthèse -le lit est collectif-
dans les arbres, la peinture, dans les textes,
leurs relations gardées à travers le temps,
à dire amour comme en seize cent trente-sept
tandis qu'ailleurs on se couche, tête en bas
à supputer sans voir au soleil levant
-la chambre est circulaire-
le faux-fuyant des jambes dans les villes
où des femmes, apprêtées, dans la nuit défaites,
se relèvent d'anciennes couches,
s'aspergent de nuit noire arrachée du broc,
profitant du sommeil du mort pour lui raser la barbe,
le rajeunir,
se demander, en l'an 2500, comment sera-ce,
une robe à fleurs enserrant leur corps
moulé par le printemps, puis sortent
le rouge numéro treize à la bouche :
le temps a changé, on entend les avions,
la guerre est proche.




toutes les nuits



***







Vieux comme la neige, les corbeaux par contraste
avaient élu domicile en ces temps de froidure
où tout est famine, l'avenir glacial,
dans le blanc des tableaux de Bruegel l'Ancien
et des livres grattés à la plume
où nidifie l'histoire d'oiseaux de malheur
alors perchés sur l'épaule - arbre d'exil -
tant le froid par nuit blanche est à l'œuvre
et tient rigueur aux corps, figeant les sèves,
les yeux, un peu de la chaleur humaine.

C'était l'hiver, comme c'est la guerre,
on entendait le frottement des oiseaux qui décollent,
leurs croix surplombant le monde
aux jours de combat décimés.

Puis se tut le grondement du ciel.
Et tandis que le deuil tout l'hiver gelé
attendait la fonte, de pouvoir enterrer les corps
après excavation à ciel ouvert, la douleur resurgit
qu'il faudrait commencer à enfouir
parmi les croassements.




nuits blanches



***







En ce temps-là de soirs craintifs où les hommes
se signaient sur le seuil avant d'entrer
et dormant sous la croix barrée de buis
opposaient à Satan la soutane,
contre la peur dressaient les chiens pour hurler,
mordre à mort,
à leur tour, pleutres bêtes, craignant le maître,
en ce temps-là d'aucun secours, thérapie dans le noir,
la bougie n'apaisait le cri des dormeurs empêtrés
dans une histoire impossible à dénouer,
la nuit faisant des gestes, des remuements,
remords d'anciens méfaits
à braire ici-bas oui j'ai péché à la cantonade
comme font les hémiones, mulets, bardots
issus de croisements insensés,
par rétorsion, retour de bâton céleste
condamnés à demeurer stériles,
se repaître de la raiponce orbiculaire
jusqu'à la transaction de l'aube, jour ouvrable
où ils saluaient, l'ânonnant,
réduit comme un vocable à presque rien
Dieu.




en ce temps-là



***







Qui va là fut longtemps la nuit
le cri d'arrêt en vue des reconnaissances,
que ne fouillait nul faisceau ni mirador,
seulement la torche au plus près des visages
enfiévrés par la guerre et l'alerte,
la découverte d'humaines faces, autrui
détaché du néant, d'une nuit profonde,
ici sous les traits de femmes
armées et riant sur leurs montures
d'un rire édenté, radical
- combien de fois dans le miroir chaque jour
se regardaient-elles, jamais,
sauf certains soirs dans une lame de couteau
entrevoyant déjà dans le profil la solution -
qui demandaient l'asile pour la nuit
et se frayaient une tendresse de temps en temps,
puis sellaient leurs chevaux dès la première heure, résolues
à quitter la clarté sédentaire, pauvre salaire,
sans plan, sans soleil, sans but,
retrouver la nuit.




les amazones



***







Les corps endormis ont des poses de morts
surpris par les hostilités, froides guerres, un bras
hélant le sol, tête enfouie sous le manteau
en chien de fusil - couvre-feu.

Dans des chambres d'antan les murs
déguisés des mensonges de l'occupant
racontent les scènes de chasse et brèves de journaux
collés à la farine en plusieurs époques,
à l'heure où tombait la neige, peut-être
à la radio l'inouïe nouvelle : c'est la guerre.

Ainsi brûlait-on, lampe ouverte,
la nuit par deux fois,
d'un côté l'ombre offerte au mur,
de l'autre un rêve exposé qui blanchit
les os des êtres aimés.

Les nuits passent ; nous restions
face aux murs à scruter la moindre blessure
du plâtre - c'étaient là leurs aveux, pauvres murs,
ce qu'endure une vie effeuillée par strates
jour après jour.




sommeil des murs



***







Les amis
cerclés de morgue au début
avaient bu jusqu'à l'aube
et ri.

« C'est dans la cavalerie que j'appris le baisemain
un soir de neige en Forêt-Noire.
Flacons à sels, ranimez ça, qu'on s'amuse
de la poire à poudrer les perruques de France,
des roueries en calèche
et réticules. »

Puis les amis repassant le seuil
un feutre de poil sur le chef
dans la nuit sëétaient égayés,
contemporains de leurs corps à peine
sous des peaux
doublées de molleton aux épaules,
parvenus pas à pas en diminuant le cercle
à l'amitié zéro.

Déjà les tramways
avaient mis à bas toute espèce d'espoir.




la nuit comme à la peau



***







La nuit après dialogue avec une chaise,
table poussée, on dansait jusqu'à l'aube,
à la ligneuse apparition qui résonne
de son bois clair, dimanche, on dansait ;
la morte alors, son souvenir,
c'était la faire revivre, s'assurer qu'elle exista
( sous les traits de la mort, de face
ou de profil - corte -
revenaient les moments inertes
enfouis pour cause de peine :
la tombe était encore fraîche ).

Et ce malheur, s'il n'avait fui au matin,
du moins restait-il du vin et des livres.
A reculons, comme on bêche
ou se reprend à lire,
on retournait les mots qu'on aurait voulu dire ou lire
à l'époque, à telle aujourd'hui dépouille endimanchée
dans la glaise et les vers,
sur cette unique présomption
laissée pour morte.




à retourner les mots



***







Hep, taxi, ce qui nous fuit dans le rétroviseur
déjà n'est plus d'époque,
à vivre ici, voir venir,
dans une amphigourique attente ou merdier d'être né,
l'enfer pavé d'intentions plus ou moins bonnes,
cette envie de disparaître - pas grand-chose,
une demi-vie, une heure -
puis l'idée de durer qui persiste
- et rattraper sa nuit dans le train.

Seul et définitivement mortel
- l'était-il moins dans l'ignorance
ou jeune ou endormi dans les mots accrochés aux cimes
avec la même exaltation des hauteurs qui conduit
à bâtir des cathédrales, marcher parmi les épilobes-
l'ennui devenu un ami, c'est le seul qui lui reste
dans le double vitrage où sommeille
un apatride au rêve étrange, qui lui redit
le temps où ils allaient au Terminus
protégés par la chaleur, noir liquide,
finir la nuit.




terminus nuit



***







Nous mourrons, es-tu sûr,
dans une chambre de passage
sans électricité
- pas même les quarante watts au secours des peurs -
maculés du sang blanc d'hiver
dont nous étions porteurs au soleil jusque-là,
réchauffés par la vie jamais, la chair
aux désirs vouée raffermie par le froid
puis la mort, brièveté des jours,
à tourner les mots, menus puits de lumière
à peine éclairés au soleil, plafonnier,
bientôt gagnés de l'obscure intention de n'y re-
venir jamais, couper court
- pof.
L'ampoule aura grillé.




brièveté des jours



***







De quoi sommes-nous morts, s'il t'en souvient, cette nuit,
révoqués ou démissionnaires, de quelle vie
- sous l'effet du froid la sève avait cessé de circuler.
On a frôlé la nuit.

Les jours se suivent et se ressemblent.
Allégeance, à nouveau l'air lui fera du bien
comme il descend ce matin la rue vers le sud, tiens
les lilas finalement sont en fleurs, c'est l'aveu
d'un vieux mur d'où ressort le mauve.

Jour après jour ce à quoi on s'emploie
(mendier contre monnaie de quoi vivre)
étouffe ;
d'éternité le combat fut précaire,
nul ne séjourne, infiniment diffère,
n'abrège aisément - comment sortir ?

Les plus anciens au printemps vont se reprendre,
étranglés dans de vieux habits neufs
à courir pour trois fois rien, une jarre d'huile,
une couronne de lauriers puis s'essoufflent ;
une fois encore ce faux dialogue avec le monde épuise
à mesure tout espoir, à la fin
les corps élucubrent longtemps puis sombrent
en des repos approfondis.

- Bon, je vous quitte, le devoir m'appelle :
ainsi finiront les lettres du soldat
(ou encore on frappe à ma porte)
ayant recours à de soudains prétextes pour sortir
du texte, cesser d'écrire,
interrompre ici par providentiel accident humain
son infini propos, le faire mourir.




et puis vraiment mourir
Le commentaire de sitaudis.fr Extrait de Vues prenables (Champ Vallon, 2009)