À propos de "Une sale histoire" : le récit et les visages par Anne Malaprade

Les Incitations

09 févr.
2024

À propos de "Une sale histoire" : le récit et les visages par Anne Malaprade

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            Une « sale » histoire, m’apprend le dictionnaire étymologique, c’est une histoire salée, à laquelle on ajoute un ingrédient qui fera qu’elle ne se détériorera pas et qu’on ne l’oubliera pas. On imprègne de sel un aliment pour le conserver. On épice un récit par une saveur qui a le pouvoir de protéger une matière sonore et visuelle de la pourriture. Une histoire propre serait une histoire fade ? Une « sale » histoire, de plus, n’est pas une histoire « sale » : l’antéposition de l’adjectif donne à ce dernier un sens plus global, plus enveloppant. Ce n’est pas tant le contenu de l’histoire qui est « sale », mais aussi la manière dont elle est racontée, les circonstances dans lesquelles elle est offerte à un auditoire.

Eustache filme deux hommes qui racontent, à tour de rôle, une aventure obscène, en prononçant un texte qui est semblable dans les deux versions. Tout à fait le même, exactement le même, littéralement le même ? L’histoire en question n’est cependant pas faite que de mots et de discours, de syntaxe et de vocabulaire, de questions et de réponses. Son sens (sa direction et sa signification) change aussi en fonction des conditions de sa narration, qui, elles, sont différentes dans les deux versions. Qui parle ? À qui ? Devant qui ? Pour qui ? Et cependant, dans le dispositif fictif comme dans le dispositif documentaire, derrière le public représenté et filmé par Eustache, se tient un spectateur anonyme intrigué (au sens aussi où il est pris dans l’intrigue) qui se demande qui croire, qui écouter, qui suivre. Qui rejeter aussi, qui mépriser. Est-il du côté du narrateur ? Se retrouve-t-il avec son auditoire ? Se subtilise-t-il en ce regard caméra qui va de l’un aux autres ? Se loge-t-il dans cette oreille qui, ayant mémorisé la première version du discours, espère repérer dans sa réitération un oubli, une digression, un lapsus, un silence ou une accélération qui viendront le rassurer et lui donner une impression de maîtrise ?

Le dictionnaire, toujours lui, me précise que l’adjectif « sale » signifie précisément « plein d’ordures, malpropre ». Le film décrit un milieu bourgeois, tant dans son pan fictionnel que documentaire : des intellectuels et des artistes se rassemblent autour du psychanalyste Jean-Noël Picq (parmi lesquels Eustache lui-même, et certains de ses acteurs fétiches comme Françoise Lebrun), des personnages bourgeois se regroupent autour d’un Michael Lonsdale dont la diction lente, distanciée et si particulière, souligne le caractère artificiel de la scène. A chaque fois, le décor figure un salon soigné, avec livres, lumières tamisées, tissus confortables, vaisselle raffinée. Plus c’est propre, plus c’est rangé. Plus c’est ordonné, plus c’est convenable — plus l’invisible « sale », qui est porté par les mots, est bien entendu souligné.

Laclos, déjà, racontait « une sale histoire » dans les Liaisons dangereuses. Il faisait alors précéder les lettres de ses protagonistes de deux courts textes, le premier baptisé « Avertissement de l’éditeur », le second « Préface du rédacteur ». Dans l’Avertissement, l’éditeur, masque derrière lequel se cache Laclos, prévient le lecteur crédule que ce qui va suivre « n’est qu’un roman ». Le rédacteur, second masque revêtu par Laclos, prend ensuite le contrepied de cette information en avançant des preuves de l’authenticité de la correspondance qui nous est proposée : « ceci n’est certainement pas un roman » ! Qui croire, qui ne pas croire, à qui donner sa confiance ?

Certaines « mauvaises mœurs » dont il est question dans le roman, induites par les pratiques de libertins machiavéliques et pervers qui ne trouvent de jouissance que dans l’accomplissement de mises en scène diaboliques, sont autrement à l’œuvre dans ce que racontent les deux protagonistes masculins d’Une sale histoire. Elles désignent, cette fois, la pratique du voyeurisme, et la jouissance qu’un regard masculin caché tire de l’observation de sexes féminins par l’entremise d’un trou. Regard qui tente, ensuite, d’associer à ce sexe, beau ou laid, un corps, un visage, frappé qu’il est par une forme de non-coïncidence : un beau sexe ne veut pas dire une silhouette élégante et charmante, et peut même appartenir à une femme commune et vulgaire. Excitation d’un regard masculin, qui, en racontant cette « sale histoire », captive, telle Shéhérazade, son auditoire féminin, tout en le considérant d’égal à égal. Ce dernier, d’une certaine façon, sourit d’ailleurs d’entendre une telle histoire et de se la représenter mentalement. Ainsi s’explique-t-on par exemple le fait que les femmes de l’assistance paraissent peu offusquées par les propos provoquants que tient un narrateur dandy. Elles pourraient s’insurger contre cette découpe du corps féminin mise en œuvre par le regard masculin, ne pas supporter d’être réduites à un trou, ou encore rejeter avec véhémence la proposition qui leur est faite de se montrer, à leur tour, exhibitionnistes. Il faut dire que révéler un trou est un geste particulièrement impossible…

Alors que chacun d’entre nous cherche son sexe, et que chacun poursuit, sans doute, au cours de sa vie, le sexe de l’Autre, ou en tout cas un autre sexe, le film d’Eustache suggère finalement que quelque chose d’insaisissable est à l’origine et à l’horizon de tout rapport humain, et plus spécifiquement de tout rapport sexuel. Derrière toute histoire d’amour, derrière toute fiction, derrière tout documentaire cherchant à capter quelque chose du réel, derrière toute parole, c’est bien d’un trou qu’il s’agit. Le trou de l’origine du monde dont Courbet a su peindre l’énigme et l’évidence. Le trou de la fin, celui dans lequel on enterre les cadavres que nous deviendrons. Vouloir s’approcher de ce trou, désirer y plonger, au moins un regard, c’est pénétrer dans un trouble inconnu au sein duquel figure ce couple Eros/Thanatos. Le trou, aussi, comme canal, espace, moyen par lequel la vue saisit quelque chose de privé et d’intime. Le trou, dans l’aventure en question, c’est également cette ouverture au ras du sol qui permet au regard, après de multiples contorsions du corps, de se faufiler au travers du mur. Origine et fin, le trou est enfin le moyen par lequel se découpe le visible interdit.

Le sens de ce film est indécidable, de même que l’est le roman de Laclos. Objet cinématographique non identifié, Une sale histoire peut être reçu comme immoral, amoral, mais aussi, chaste, puisqu’il s’interdit de mettre sous notre regard ce que notre oreille entend. Autre point commun, les deux œuvres nous parlent d’emprise : les libertins s’emparent des secrets et des corps des naïfs et des crédules, le psychanalyste fascine son auditoire, femmes et hommes compris. De même, le comédien captive son public, le cinéaste capture, le temps de la projection, les spectateurs. Nous sommes en effet pris dans le mouvement de la répétition d’une même histoire, par le montage d’une boucle qui souligne un point et un terme aveuglants, ce trou qui attire autant qu’il abîme. Si cette expérience ne nous rendra certainement pas plus propres, et si elle n’entend pas nous laver de toute forme de culpabilité, son inscription en nous génère un malaise qui n’est pas dénué d’excitation. Mon corps de spectatrice réagit à ce qu’il voit : le cœur bat de plus en plus vite, le rouge gagne les joues.

Personne ne peut rester extérieur à l’histoire qui est ici racontée. Ni le psychanalyste, ni l’écrivain, ni le cinéaste, ni le comédien, ni l’auditeur, ni le spectateur, traversés par ce scénario qui est, peut-être, celui de l’Autre, mais qui entre peu ou prou avec certaines de nos aventures intérieures. Nous sommes parlés, ventriloqués, chargés d’une histoire qui, ainsi transmise, n’en a pas fini de révéler, à notre insu, ce que chacun préfèrerait souvent vouloir taire. L’œil d’Eustache nous filme, captivés, alors même que nous restons dans l’ombre d’une chambre obscure (la salle de cinéma) et que la lumière ne se fera pas, cette fois au moins, sur nous. S’il ne filme aucun trou, il enregistre les effets d’un récit fait de mots sur les visages des femmes. Visages qui, malgré ce qu’en disent les deux narrateurs masculins, nous émeuvent par leur beauté, leur concentration et leur écoute.

Ce que parler veut dire ? Ce qu’aimer signifie ? Ce que draguer tente ? Ce que filmer approche ? Il s’agirait sans doute de tourner autour du trou, s’en approcher pour ne pas y sombrer, au risque de rencontrer un silence qui ne nous lâchera plus.