À quoi bon... par Patrick Kéchichian

Les Incitations

03 nov.
2002

À quoi bon... par Patrick Kéchichian

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"À quoi bon ?" C'est à peine une question, plutôt une, exclamation. Ou bien une question qui induit, contient sa réponse, ou l'inutilité de toute réponse ; qui contient, accepte et installe lassitude et dépression. Las pourtant, confusément, sans moyens pour débrouiller cette confusion, "nous" (si l'on donne quelque validité à l'idée de génération) le sommes. Et sans doute le suis-je : à ma façon. Opposer, répondre à cette fatigue - fatigue de l'époque, du temps qui finit, ne cesse de finir, fatigue sans cause précise, sans motif clairement formulable -par l'affirmation d'un frétillant optimisme, regard tourné vers le radieux avenir, geste assuré de ses effets, parole éprise d'elle-même, ajouterait encore à la dérision, c'est à dire à la fatigue.


Alors? Se retourner peut-être, se raidir, non pour nier la fatigue et son indistinct motif, non pour répondre à quelque injonction morale, mais simplement en raison d'une nécessité inhérente à notre condition d'être de parole, c'est à dire d'esprit. Condition spirituelle donc, dont il faut bien tenter de tenir parole, afin de s'éprouver vivant, de corps et d'esprit.


Se retourner. Paul Claudel parlait de l'obsession de la ligne droite, du sentier rectiligne, du devoir à accomplir (Claudel que, soit dit en passant, l'on a bien tort de tenir pour la caricature du "bourgeois-catholique-et- français-toujours": bourgeois, on s'en fiche, rien dans son oeuvre ne souffrant de cette référence ; catholique, il l'est, jusqu'à la provocation ; français, il l'est tout aussi indubitablement, tout aussi radicalement, par l'admirable richesse, puissance et ductilité de sa langue).


J'ai l'air de partir de loin, de haut : c'est pour mieux revenir. Toute tâche humble - et celle de la critique l'est par essence, a besoin de cette hauteur pour s'apercevoir selon une juste lumière, de cet orgueil pour se légitimer, se raidir.
Entre le poème et sa critique (dont le journalisme est la modalité la plus rudimentaire), il y a une différence et une identité. Différence, parce que la parole poétique, ou simplement littéraire, demeure toujours première, qu'elle ne tient son existence que d'elle-même, et nullement de la critique à qui, tout au contraire, elle donne, accorde la parole. Identité, en fonction de la matière commune : la parole ; en fonction de l'échange que l'usage de celle-ci est destiné à instaurer, à développer ; échange que la parole, qu'elle soit poétique ou critique, appelle, espère, dont elle vit. Je parle (j'écris) dans l'espoir de me faire entendre. Espoir qui n'est pas une assurance ni une certitude. La non-écoute (la non-lecture) est un risque que rien ne peut, ne doit m'empêcher de courir. L'échange est une chance, peut-être une grâce ; il est en cela rare et précieux. Il ne se décrète pas ; à peine peut-on le favoriser ; on ne milite pas pour lui ; le critique n'est pas un dispensateur de faveurs. On parle (on écrit): cela suffit bien.


Alors? se tenir le plus droit possible, encore (tant que l'on peut) en mouvement, sur ce sentier rectiligne évoqué par Claudel. Poursuivre. Ne pas comptabiliser sa peine. Ne pas se plaindre de la non-écoute, de la non-lecture, de l'indigence ambiante. Ne pas se regarder écrire - le pire, ne pas s'écouter parler. Parler comme on attend, comme on jette une bouteille à la mer (Celan). Chercher son bien en espérant, à partir de lui, un possible partage, la possible définition d'un bien plus large, plus riche de sens, valable pour plusieurs.
Mais j'en reviens à la différence, à la question « à quoi bon ? ». Aucune réponse, sinon celle que j'ai indiquée au début pour tenter d'en sortir, ne peut sans doute y satisfaire. Il me faut donc, à nouveau, m'éloigner et tracer, négativement, les limites de ma tâche : je ne défends pas "la" poésie, ni d'ailleurs "une certaine" poésie : je ne m'interroge que fort peu sur les lecteurs, poètes ou non, qu'il peut m'arriver d'intéresser. L'incertitude, mieux l'ignorance, me paraissent un espace plus favorable : elles me retiennent de trop m'assurer en moi-même. Je me soucie en revanche de rendre accessible, autant que faire se peut, mon propos, sans le déformer et sans (trop) réduire son objet. Mais de cela je ne suis pas le meilleur juge ; des règles existent, explicites ou non, que je m'efforce de respecter. Une fois cela pris en compte, j'essaie d'aller où mes lectures -dispersées, anarchiques, intuitives mais obéissant probablement à de secrètes cohérences, me conduisent, afin d'en restituer quelque chose. L'utilité (éventuelle) de ce travail est (heureusement) immesurable. Calculer le pouvoir et les effets de sa propre parole constitue, à mes yeux, une indignité ; y penser même, déjà une prostitution. Prostitution à laquelle, cependant, je ne peux prétendre totalement échapper : l'idéal est une tension qui vise son objet sans jamais l'atteindre ; la tentation de s'en détourner parce qu'il est inaccessible, ou d'en rire, ou encore d'en jouer, est une lâcheté.
Pierre Alféri (Lettres Françaises de février 1993 ) parlait, pour s'en démarquer et contester des choix qui ne sont pas les siens, des "lecteurs patentés" de poésie. Dois-je me reconnaître dans cette catégorie? Sans doute, puisque objectivement on me paye pour être cela (mais pas seulement cela). Et sans doute, les privilèges et autres prestiges attachés à cette fonction ont-ils quelque chose d'insupportable, lorsqu'ils sont motifs d'une jouissance, acceptés et revendiqués comme légitimes : lorsqu'ils ne sont pas, en quelque manière, expiés, mis en question, soumis à critique.La critique n'est pas, ou plutôt ne devrait pas être, un surplomb, une maîtrise. Elle tente, ou doit tenter d'être une proximité, donc un risque. Et si elle tombe sous un jugement, que celui-ci, au moins, accepte de se tenir dans cette même proximité.