AlBum BarBaut par François Huglo

Les Incitations

12 mars
2016

AlBum BarBaut par François Huglo

  • Partager sur Facebook

 

    « Un livre sans images, ça ne ressemble à rien », disait Alice dans une adaptation sur vinyle de la merveille de Lewis Carroll. Les enfants en savent quelque chose. Avant les dessins animés, la B.D., les missels pour certains, la presse illustrée pour tous, l’abécédaire leur présentait les lettres comme des images. Le Rimbaud du Sonnet des voyelles s’en est souvenu. Celui de la Saison aussi : « peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires (…), contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux (…) ». L’opéra vient juste après les illustrés : Rimbaud place sur le même plan les mots associés à de la musique et les mots associés à des images. Une émission de France Culture parlerait de « mauvais genres » : chansons, opérettes, opéras (pourquoi pas rock ?), comédies musicales, pochettes des albums pop. Jacques Roubaud, lui, s’en prenait à des chansons qui n’étaient plus des chansons, à des performances qui n’étaient plus des performances, puisqu’il privait les premières de musique et réduisait les secondes à leur composante linguistique : le « chut » de Blaine sans la chute, tenue pour négligeable, des escaliers de la gare de Marseille. Rappel : « (…) "poètes" dont l’activité présentée comme poétique consiste à rouler au bas d’un escalier. Quand la langue est mise à contribution, dans un très grand nombre de cas le dépôt sur la page produit un texte médiocre, comme il arrive à bien des chansons, pop, rock, ou pas, si on les prive de musique ». Un couteau privé de sa lame n’est plus un couteau mais un manche. On sait que le Bestiaire associant poèmes d’Apollinaire et bois de Dufy a « changé la vie » de Julien Blaine : « je ne voyais plus quand s’arrête l’écrit et où commence l’image ». L’enluminure les mêle, du Moyen Âge aux dessins de Victor Hugo pour qui « les mots ont une figure ». La lettre elle-même dessine, d’où son pouvoir hallucinatoire. Entre H, Hache, et Hasch passent des courants de sympathie, de réminiscences. D’où l’album de Barbaut, collection ou trésor d’objets trouvés dans des livres ou inventés autour, loin de toute « poésie subjective », et pourtant le H dessiné par la presse rassemble quelques héros de Barbaut, lecteur et correcteur. Ses choix se veulent « utiles ». A travers le disparate de la liasse qui les assemble, ils se font signe.

 

    Sous « la silhouette silencieuse des presses » (Jean-Louis Cornille), « la petite hache » est celle de l’imprimeur Étienne Dolet, libre penseur qui, sur le chemin qui le menait au bûcher, improvisait le vers « Non dolet ipse Dolet, sed pia turba dolet » : ce n’est pas Dolet qui s’afflige, mais la multitude vertueuse. Belle confiance en la foule, élitisme pour tous, optimisme posthume et pop (poptimisme ?) de celui qui avait cherché à répandre la lecture des écritures en langue vulgaire ! La statue de Dolet place Maubert, lieu de ralliement des dreyfusards et des anticléricaux, fut enlevée et fondue sous l’occupation, jamais remplacée. Ce destin rappelle celui de la ferme familiale de Roche, où Rimbaud écrivit Une saison en enfer, rasée par les Allemands qui en avaient fait leur quartier général pendant la première guerre mondiale, et jamais reconstruite. « Rimbaud de Roche » introduisant, selon Cornille, « le semblant d’une hache au milieu de ses poésies », ravive ainsi « une très ancienne filière, qui a trait à l’édition ». De même, Isidore Ducasse multipliant « dans son œuvre les allusions au tranchant de la lame ». Découpage, montage, précédant l’assemblage, le ralliement en vue de la reliure : ainsi travaillent Barbaut et son éditeur.

 

    Dolet : un hérétique, victime du fanatisme religieux ? « Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous faire une distribution était précisément la même que le Vieux de la Montagne ingérait jadis à ses fanatiques sans qu’ils s’en aperçussent, en leur faisant croire qu’il tenait à sa disposition le ciel de Mahomet » (Théophile Gautier, Le Club des Haschischins. Voir aussi Nerval : « Cette boîte contient le paradis promis par son prophète à ses croyants ». Ambivalence du Hasch, ici auxiliaire du fanatisme (du Vietnam à Daech, les pouvoirs militaires ont largement usé des drogues, souvent en synergie avec l’ « opium » religieux), là offrant comme la prose la « félicité rythmique qu’on prend à dévider une pelote » (Walter Benjamin) ou, selon Baudelaire, « l’étrange faculté de (se) fumer », ou, « grâce à un dédoublement miraculeux », la vision de ce qui fuse et prolifère derrière les mots (Henri Michaux), ou « un plus » où vient se loger la différence » (Roland Barthes), où la sensibilité s’extériorise (Alfred Jarry).

 

    Ambivalence de la lettre, selon l’éclairage des langues (bien que Jean-Pierre Brisset, autre héros de l’umour et de la pohésie chers à Jacques Vaché et à Jacques Barbaut, plaide pour leur syncrétisme) et de l’usage. En américain, Melville considère le h comme porteur de « presque toute la signification du mot » whale-fish dans son roman. En français, il tient avec Augustin de Piis la Hampe de l’Harmonie, ouvre l’Herboristerie de Rabelais, dresse les deux tours de Notre Dame pour exhiber l’initiale de Totor, qui rétablit de face et de profil le h du thrône de Bossuet, tandis que « Charles Fontaine & Jean de La Cros » échangent Héron et Hareng. En grec, dans le prolongement du Dossier H de l’albanais Ismail Kadare, Barbaut place Homère au centre d’une constellation Hésiode-Hérodote-Héraclite-Hippocrate. En hébreu, sa « signification pictographique est claire : il s’agit d’un "enclos", d’une "clôture", d’une "barrière", d’un "mur" qui empêche sans aucun doute le aleph-taureau de s’en aller » (Marc-Alain Ouaknin). H, horeg en hébreu, désigne en yiddish le mot Heren : «Ces Messieurs », la police (L’Essence du jargon d’Alice Becker-Ho précise aussi que le hareng est appelé gendarme). Le IIIème Reich a lourdement chargé les toponymes « aucHwitz/bucHenwald/mattHausen » : les H sont ici ceux d’Holocauste, sHoaH, Heili ! Heilo !, Himmler, Heidrich, Höss… et Hitler, « au mieux caricaturé par cHarlie cHaplin ». Sous un cadre où une accolade renversée dessine des moustaches « historiques », Barbaut place le titre L.H.O.O.Q. permettant d’identifier celles que Duchamp a ajoutées à la Joconde, et le sous-titre « Heil Hitler ! », signé Heidegger (il pourrait citer à l’appui les 678 pages de la biographie de Guillaume Payen). Pohésie visuelle ou dessin umoristique ? Comme on voudra. Mais le IIIème Reich n’a pu confisquer le H germanique. Les trois H sont, outre Heidegger, Husserl et Hegel dont le Derrida de Glas prononce le nom à la française pour découvrir en lui « l’aigle pris dans la glace et le gel ». Barbaut n’oublie ni Heine, ni Hermann Hesse (Siddharta), ni la compagne de Raoul Hausmann, Hannah Höch, « Die Dadasophe », qui doit à Kurt Schwitters le second h de son prénom.

 

    La lettre a des lettres qui, comme les corbeaux rimbaldiens (ou les Zozios de Jacques Demarcq), se dispersent et se rallient. Vouées à l’obsolescence et à l’oubli, leurs Écholalies (Daniel Heller-Roazen, « H & Cie », Écholalies Essai sur l’oubli des langues) migrent.

 

 

 ------------------------------------------------------------------------------------------

 H ! Hache ! Hasch !, éditions Nous, collection disparate, février 2016. On se reportera à la recension de Bruno Fern : http://www.sitaudis.fr/Parutions/h-hache-hasch-de-jacques-barbaut.php fidèle et nette vision de l’ensemble perçu à travers ses détails, le présent article se voulant plutôt une dérive.