Céline par Christophe Stolowicki

Les Incitations

21 nov.
2020

Céline par Christophe Stolowicki

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J’ai longtemps résisté. Mais je viens de relire Le voyage au bout de la nuit, vais bientôt renifler Bagatelles pour un massacre, histoire de vérifier que les deux livres sont bien du même auteur, ce qu’il est de bon ton de nier et que je confirme : déjà dans le voyage (1932), soit cinq ans avant le premier pamphlet antisémite, sévit le concentré d’ignominie – avec un talent fou, un génie de la déréliction, de la déliquescence charnue. Ignoble, que ç’en est un régal, de truculence inlassable sans jour mais dont on ne se lasse pas. C’est miracle que Céline n’ait pas été un collaborateur plus actif, douze balles lui trouant la paillasse.

« Cette répulsion instinctive qu’inspirent les commerçants à ceux qui les approchent et qui savent, est une des très rares consolations qu’éprouvent d’être aussi miteux qu’ils le sont ceux qui ne vendent rien à personne », sous l’éclairage des pamphlets prend toute la résonance d’un texte précurseur, écrit par un fils de petits commerçants.

Le voyage, ou la comédie de la frustration, qui marche à tous les coups, à la condition qu’elle soit bien réparée, bien comédienne, sinon elle serait fruste et sans effet. Ainsi « tout près de moi [dans le hall d’un hôtel américain], dans ces fauteuils, quelles tentations de viols en série ! Quels abîmes ! Quels périls ! Le supplice esthétique du pauvre est donc interminable ? Encore plus tenace que sa faim ? » Michel Houellebecq l’a fort bien compris lui aussi, avec Les particules élémentaires. 

« C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que cela, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. » Il y a de l’universel en Céline, même un qui le hait découvre par moments en lui quelque chose de soi controuvé – chacun peut y trouve à boire et à manger, et à vomir les heureux, les riches et les braves.

Quelle est sa France ? « un grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France, et c’est ça les Français. » Mais pas celle de Céline.

À bout d’abjection figurée (« On n’est jamais assez craintif ») où il joue sans cesse au couard alors qu’il est engagé volontaire en 14 et médaillé – des hoquets syncopés de prise d’élan à la glissade finale : « Lâche, qu’il était, je le savais, et lui aussi, de nature […] je commençais cependant […] à me demander s’il existait quelque part, des gens vraiment lâches. On pourrait dire qu’on pourrait toujours trouver pour n’importe quel homme une sorte de chose pour laquelle il est prêt à mourir et tout de suite et bien content encore [...] c’est seulement en apparence la lâcheté », le même appel du pied mâtiné d’aveu qu’à la frustration sexuelle l’amant, l’époux des belles plantes dont il raffole.

Au grand souffle d’un écrivain citadin soulevant la poussière des bas quartiers, la vilenie à pleins poumons. Y’en a que pour les riches et Moi y’en a pour la paix ses deux professions de foi. Le thème principal une tentative de meurtre sur une vieille retraitée dont est guigné l’héritage et que le narrateur ne dénonce pas, touchant les dividendes de son silence – le second essai aboutit. Crime et châtiment qui ment. Le souffle long pétille d’inventions stylistiques. Tel ce chiasme en prose en passant à la ligne : « La vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la mort. / Et peut-être qu’on ne saurait jamais, qu’on trouverait rien. C’est ça la mort. » Ou « tout était luxe, aisance, cuisses, lumière, savons, sandwichs », contractant la poésie de Baudelaire en  boniment d’ouvreuse de cinéma. Ou « il était déjà si bien bu », l’ivrogne. Ou « c’est des renvois de joie les fêtes » (celles des pauvres, qui rappellent celles des riches longtemps après coup), la ciselure du dégueulis, la tripe au scalpel. Ou « des vociférants sourires », en condensé d’oxymore. Ou « Tel quel », que Sollers lui a emprunté. Ou « Soit […] Ou alors », la langue parlée bousculant, améliorant l’expression correcte littéraire, forçant nos résistances. Un texte pourri de ragots repris en fanfare, le sordide bien macéré, vu de l’intérieur. Au grand vent de l’invention d’une ponctuation émotionnelle, d’une syntaxe émotionnelle.

« On découvre dans cet endroit-là toute la vallée et même au loin cette petite ville en son creux, ratatinée autour du clocher planté là comme un clou dans le rouge du ciel. » Une inaliénable campagne.

Au bout de la nuit, ce noir d’encre que n’éclaire pas un rêve, tous nos défauts secrets sublimés, insalivés, soulevés, éructés par sa langue. Il n’a pas besoin d’allitération pour rejaillir, écrivain de pure prose comme seul un poète.

Il est passé par ici, il repassera par là, le furet de la langue d’abois. Mais s’il est vrai que toute l’eau de la mer ne saurait pas laver une goutte de sang intellectuelle, que dire de cette marée noire sanguinolente que nettoient assez mal quelques gouttes de l’art majeur.

Dans une langue triviale émaillée de joyaux, illustrant à profusion l’adage que les seuls qui pensent plus à l’argent que les riches, ce sont les pauvres, il est le populiste premier de notre littérature.

Titre prémonitoire, Bagatelles pour un massacre, source probable du détail de la dernière guerre mondiale de Jean-Marie Le Pen, débute curieusement en retrait, câline à petites vachardises de « Juif » trop répété un alter ego de Céline, écrivain et médecin comme lui, avec perfidie nommé « Gutman » ; en saccades, en incessantes rafales de points d’exclamation et de suspension, on imagine dans quel état de fébrilité et de trépidation, raffine encore sur ce que nous connaissons de sa langue populiste (« troufignoliser l’adjectif… goncourtiser…merde ! enculgailler la moumouche, frénétiser l’Insignifiance, babiller ténu dans la pompe, plastroniser /[…] Beaucoup de vaseline, encore plus de patience, Éléphant encugule fourmi » ; pastiche en Ballet de quelques grammes de délicatesse dans un monde de brutes (« Une très belle, très joyeuse, très gaie, très étincelante jeune fille ») ce qui pourrait être Le songe d’une nuit d’été, détourne Paul et Virginie, pour après une cinquantaine de pages brandir une menace, sonner la charge et se lancer, avec une verve poids lourd, un excentré de gouaille, dans un précis et bientôt un fourre-tout de gueulardise antisémite, sur près de quatre cents pages dont une centaine m’a saturé ; avec une énormité voulue, une redondance de « Juif », « yid »,  «youtre », « youpin », déferlent, en appel sanguinaire à la frustration des miséreux, tous les clichés dépassant le protocole des Sages de Sion et le Juif Süss sur les juifs maîtres du monde, « de Moscou à Hollywood » en passant par Londres, des juifs qui contre Hitler s’apprêtent à sacrifier des masses d’aryens comme chair à canon comme ils ont déjà fait en 14, en se préservant soigneusement ; Hitler avec qui, malgré l’étroitesse de son antisémitisme, nationaliste allemand plutôt qu’international, lui Céline ne demande qu’à s’entendre. Bref : les douze balles dont de Gaulle a sauvé l’homme qui, avec L’école des cadavres (1938), Les beaux draps (1941), a poursuivi une entente avec l’ennemi d’une efficacité redoutable, celle des plus zélés prédicateurs islamistes, l’écriture y perdant tout son sel.