De l’inconvénient ou l’avantage d’avoir vécu par Christophe Stolowicki

Les Incitations

22 déc.
2023

De l’inconvénient ou l’avantage d’avoir vécu par Christophe Stolowicki

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Devant le sel, 1999. À l’encontre de maints poètes, ou supposés tels, Guy Viarre n’a pas besoin de se relire pour éliminer toute rime de confort parasite. Sa poésie est dure, irréductible, implacable.

 

Guy Viarre (1971 – 2001). Je ne le mémorise pas, tant il m’imprègne par le travers. Il est mon impossible Rimbaud contemporain. Il me marmonne une ferveur à l’encontre de toute jeunesse, à force de la résorber.

 

Chez lui l’ellipse est maximale, le grand écart arrache les articulations.

 

Écrivant bref, d’abondance ajourée (« De ta mort à ta mort / braque ta pesanteur / c’est l’éclairage », « que l’infirme affronte son cadastre / et le défende / comme volière sa volaille », « Dans la maison / le poids des yeux / ouverts // tous »), le lire dès que besoin au compte-gouttes pour le recevoir où il faut, à l’aorte, au plexus, au pouls, plutôt qu’à l’estomac.

 

Il passe à la ligne de pure nécessité, sans jamais aucun procédé poétique dont de nombreux contemporains abondent. Les pertinents. Les professionnels.

 

 

Alejandra Pizarnik (1936 – 1972). « Il fait tant de solitude / que les mots se suicident », « j’entends la nuit pleurer dans mes os », « la nuit mendie mon sang » (Les aventures perdues, 1958, considéré comme son premier livre) ; « mes horribles esquives pour l’exécrer [la vie] » (lettre à son psychanalyste Léon Ostrov) ; « La mort n’est pas muette. J’écoute le chant des endeuillés sceller les fissures du silence. », « On te transperce de croassements. On te martèle d’oiseaux noirs. », « On veut me faire nuit, on va me mourir » (Extraction de la pierre de folie, 1966). Traducteur Jacques Ancet.

 

Pas plus que Guy Viarre, elle n’use de procédés poétiques. Mais à son opposé, tous ses superlatifs hurlent, magnifient sa peur de vivre. L’énoncent lilas.

 

Jamais je ne l’ai entendue comme ce matin.

 

 

Pour être un grand poète (Sophocle, par qui pant an exèkoï saphè tout serait donc enfin clair, à l’optatif de politesse nous en arrachant les yeux, Sophocle, ce chagrin de Freud), il fallait avoir vécu. (Sophocle, de son propre aveu meilleur stratège pour séduire un adolescent que pour défendre sa cité.)

 

Pour être un grand poète il fallait (Villon, intempestivement nous baladant au temps jadis) avoir vécu.

 

 

Pour être un grand poète il fallait (Baudelaire, porté par plus de souvenirs que s’il avait mille ans) avoir vécu.

 

Pour être un grand poète sinon le poète (Alejandra Pizarnik, Guy Viarre sur les brisées de Rimbaud), il ne faut plus, surtout plus avoir vécu.

 

Le désépaississement personnel de pollution démographique ou sa prescience, de contemporain de Nietzsche (« Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts […] Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment »), y est-il pour quelque chose ou rien ?

 

All or Nothing at All, Coltrane, 1962.

 

Il y a trois-quarts de siècle, des jeunes filles se sont tuées sous prétexte que l’existentialisme serait un humanisme. Rimbaud, Alejandra Pizarnik, Guy Viarre ont tracé le même chemin en vase clos ad majorem artis gloriam.

 

Depuis, Denis Roche, « [s]e renfonçant sur [s]on pal », ou pour ne plus se renfoncer sur son pal, nous a signalé que la poésie est inadmissible. Mais rien ne vaut d’en avoir fait soi-même l’expérience. 

 

 

(Rimbaud à ce point charnière où les découvertes de musicalité de la langue (Pour Chanson de la plus haute tour ou Faim on donnerait tout Verlaine) débouchent sur la pure insoutenable prose d’Une Saison en enfer, et après de dernières prouesses en retard sur le rejet de toute poésie. Rimbaud, la plaie et le couteau.)