Donkey is a key par Michaël Moretti

Les Incitations

17 nov.
2022

Donkey is a key par Michaël Moretti

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Eo est une belle fable picaresque et écologiste, à l’esthétique expérimentale, sur la condition animale et l’ânerie de l’homme.

« Je me suis concentré peu à peu sur la condition animale parmi les hommes. Ce film est devenu un chant d'amour et un cri de protestation pour les animaux, pour changer nos attitudes et le traitement que nous leur infligeons. » affirme Skolimowski qui a le génie pour capter l’esprit du temps tout en lui donnant un coup de pied de l’âne.

Avec steadicams et tracking shots, la caméra est alerte pour un rendu au petit format, quasi carré, comme lors du cinéma muet. Jerzy, cet octogénaire en armoire à glace, qui fut poète, éclairagiste pour concerts de jazz, batteur, boxeur et acteur, nous revient en pleine forme filmique, s’extirpant de sa peinture en pleine forêt en Mazurie (Pologne). « Et que je peigne ou que je tourne un film, c’est la même chose?: je choisis toujours une couleur dominante. Ici, je n’ai pas hésité une seule seconde. Le rouge symbolise le sang, et plus précisément le sang des animaux, qui à un moment du film forme une rivière. ». Avec l’homme de Lodz et sa célèbre école de cinéma, où il rencontra Polanski pour travailler sur Le couteau dans l’eau (Nóz w wodzie, 1962) et le prochain The Palace, une comédie noire tournée à Gstaad le soir de la Saint Sylvestre à la veille du nouveau millénaire, le rouge est mis, son fil rouge étant le carmin.

« J'en ai assez des films chronologiques et des performances d'acteurs qui en font toujours trop. » déclare Jerzy, rejoignant ainsi Au hasard Balthazar (1966) du sobre et hésitant Bresson plus intéressé par le parcours christique, une passion, de l’âne (les 7 péchés capitaux : l’orgueil avec l’instit’, la paresse incarnée par les voyous, la luxure avec Marie, la gourmandise avec l’alcoolique Arnold, l’avarice du marchand de grains, la colère de Gérard et Arnold et l’envie avec le dresseur du cirque) dont Tavernier, ancien attaché de presse, affirmait dans son Voyage à travers le cinéma français (2016) que les actions se succèdent autant que chez … Tarantino ! Voilà qui nous éloigne enfin - et ce, pour moins de deux heures - de cette pléthore de films nombrilistes d’autofiction jusqu’à Armageddon time de Gray (2022) compris – on s’en fout de sa vie, d’autant qu’aucune universalité ne se dégage à part, peut-être, le racisme et les relations familiales. Peu de dialogues et d’acteurs, Kasandra, au prénom prédestiné, jouée par S. Drzymalska, sera sa Âne Wiazemsky ; la surprenante Huppert, transformée par la chirurgie esthétique, en aristocrate italienne décadente, incestueuse et blasphématoire, dans une scène incongrue, la bankable, en demande - où n’est-elle pas ? -, étant probablement imposée par son agent et les crédits du Latium. Les héros, salués par le metteur en scène recevant le prix du jury à Cannes 2022, ex aequo avec Les Huit Montagnes (Le otto montagne, F. Van Groeningen et C. Vandermeersch) sont les ânes : Tako, Hola, Marietta, Ettore, Rocco et Mela. « Mais l’âne, lui, est parfait tout le temps, égal à lui-même, car les animaux ne jouent pas. Ils sont. Ils ne se perçoivent pas en train d’exécuter quelque chose. Il n’y a pas de meilleur acteur que cela.?»

Un générique époustouflant de rouge paré. Un âne inanimé, ressuscité par l’équilibriste Kasandra, sur un mouvement stroboscopique rouge, dans un cirque animalier de province, Orion. L’enfer étant pavé de bonnes intentions, des militants de la cause animale - bonnet d’âne ! - libèrent l’ongulé, traumatisé de la séparation avec sa maîtresse, cette femme qui murmurait à l’oreille de l’âne, la seule personne aimante du film avec son muffin aux carottes pour son anniversaire, avec les enfants handicapés. Commence alors un road-movie, une odyssée, un Donkey Kong, de la Pologne à l’Italie (Lazzio) au gré des financements, avec diverses séquences, structure non linéaire assez souple pour parer aux complications dues à la Covid, où trois directeurs de la photo se sont succédé. « C’est probablement le film le plus difficile que j’aie jamais tourné, mais, dans la tourmente, nous étions aidés par son côté fragmentaire, composé de séquences très indépendantes.?» renchérit Jerzy. Nous retrouvons l’articulation entre l’animal et la machine avec la casse auto, prétexte à composition picturale, la chorégraphie du chien-robot arrivant comme la séquence des lapins dans Inland Empire de Lynch (2006), la splendeur de la nature, de la forêt notamment, comme dans Essential Killing (2010)  avec les variations sur la fuite, Gallo en afghan en cavale, sur le blanc avec des travellings sidérants de drone, d’une rivière et d’une nature, belle mais inquiétante, avec la chouette, autre animal philosophique, une araignée, un renard figé, un loup qui hurle, animaux de contes - une scène bien plus réussie que celle, artificielle et irregardable, dans La nuit du chasseur (The night of the hunter, C. Laughton, 1955, d’après Grubb,) -, un nuage de chauves-souris échappant d’un tunnel, une nature animiste expurgée du catholicisme lourd de Malick, le rapport cheval - au ralenti, en majesté puisque l’équidé est à l’origine du cinéma avec le chronophotographe du physiologiste E.-J. Marey qui en étudia le mouvement pour étendre ses études à d’autres espèces dont l’homme - / âne - en retrait, observateur, révélateur comme Candide de Voltaire ou le prince Mychkine, l'idiot de Dostoïevski. Foi de Pastoureau, la symbolique a inversé le rapport tout comme l’ours a été détrôné par le lion par la chrétienté, qui censurait l’animalité dont les proéminents attributs génitaux de l’âne. Beauté technique, l’éolienne, avec qui nous tournons dans un magnifique paysage toutefois dénaturé par l’icelle, s’avère mortelle avec cet oiseau mort tombant fauché. L’aube rougeoyante, un barrage hydraulique en pierres régulières crachant de façon symétrique les flots. Sous les voûtes dans un village typique et désert à la Delvaux, l’âne s'arrête devant une vitrine avec un grand aquarium plein de poissons. Dans une scène comique, des pompiers l'arrêtent. Une réfugiée est prise par un camionneur tatoué amateur de métal ; un inconnu le tue sauvagement.

Il existe deux façons de critiquer la société : le polar ou la SF, prétexte à description sociologique souvent acide ; l’autre, extérieur et observateur, des persans, un e.t. ou un âne. Mascotte d'une équipe de foot victorieuse, l’âne est tabassé par les mauvais perdants – haro sur le baudet. Un discours - « Asinus asinum fricat » (« L'âne frotte l'âne ») - rappelant la ridicule période communiste qui valut l’exil à Jerzy suite à Haut les mains ! (Rece do góry, 1981). Un couloir, avec des cages pour animaux destinés à la fourrure, contre laquelle le monde de la mode a fini enfin par se rebeller, remémore le couloir de cette curieuse piscine initiatrice dans le magnifique Deep end (1970). La fin, l’abattoir au milieu des vaches, remémore tant les camps de la mort où a fini, entre autres, le père, résistant polonais, de Skolimowski, que les magnifiques scènes de troupeaux à Abilene dans divers westerns. Beauté et mort, un indémodable pour une courte et intense expérience esthétique dans un conte moral, au sens noble du terme. Le tout sur une magnifique musique du compositeur P. Mykietyn, auréolé du prix Cannes Soundtrack. Un film immersif proche de l’art contemporain, comme Bardo d’Iñárritu. « On peut dire qu’il s’agit d’un poème ou d’un récit moral. Ou bien d’un essai philosophique, en effet » conclue Skolimowski.