Élitisme ? par Christophe Stolowicki

Les Incitations

30 avril
2020

Élitisme ? par Christophe Stolowicki

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Mishima, l’un des parfums forts pour qui toute matière / Est poreuse, passe sans coup férir l’épreuve d’une double traduction – nous ne l’avons longtemps connu que par le truchement de l’anglais. À Héraclite plus prégnant, plus fulgurant, plus immarcescible  encore, que les Grecs ne comprenaient pas (« Héraclite l’obscur »), le mouillant de commentaires laborieux, il a fallu plus de vingt siècles, au crible, au filtre de seules citations, où cependant se sépare sans peine le bon grain de l’ivraie, pour jaillir à son tout premier rang, de pur penseur, pur poète. La sibylle, qui […] clam[ant] des mots poignants dans leur nudité aride, traverse par sa voix des millénaires, c’est lui.

Εαν μη ελπηται, ανελπιστον ουκ εξευρησει Qui n’espère pas ne rencontrera pas l’inespéré, du grain de grand avenir se détache parce qu’en terre inexplorée nulle voie vers lui ne s’ouvre, l’explication de texte ânonnée.

Κοσμον τονδε ce monde [...] n’a été créé par aucun dieu ni par aucun homme, αλλ’ ην αει και εστιν και εσται, πυρ αειζωον απτομενον μετρα και αποσβεννυμενον μετρα mais il a toujours existé, existe et existera toujours, feu éternellement vivant, s’allumant avec mesure et s’éteignant avec mesure. On attribue à tort à Nietzsche la paternité de l’éternel retour. Seul progrès sur Héraclite des cosmologues contemporains nourris de sciences, de big bang en long crunch la mesure diffère à l’allumage et à l’éteignoir – on ignore quelle rétraction sourde, de matière noire peut-être, recèle l’expansion infinie.

Tout est dans Platon, nous disait un prof en khâgne. Non, mais en Héraclite, qui dépasse Freud et Jung de cent coudées. τα παντ’αν εξηκοï σαφη ainsi tout serait clair, dit Sophocle avec l’exquise politesse de l’optatif grec, avant qu’Œdipe ne se crève les yeux en un acte ultime de résistance (dérisoire machisme freudien). Héraclite a frayé la voie à Sophocle :

Θανατος εστιν οκοσα εγερθεντες ορεομεν, οκοσα δε ευδοντες υπνος. Mort est le monde de nos sens éveillés, celui que nous connaissons en dormant est sommeil. Ανθρϖπος εν ευφρονη φαος απτεται, εαυτω αποθανϖν, αποσβεσθεις οψεις· ζων δε, απτεται τετνεϖτος ευδϖν, αποσβεσθεις οψεις, εγρηγορϖς απτεται ευδοντος. L’homme, quand ses yeux s’éteignent, dans la nuit pour lui-même allume son flambeau ; vivant il touche au mort, quand il est endormi ; éveillé, il touche à l’être qui dort. τους καθευδοντας συνεργους τϖν εν τϖ κοσμϖ γιγνομενϖν les hommes, dans leur sommeil, travaillant fraternellement au devenir du monde. À hauteur de mythes, à la source vive de nos archétypes, clairvoyant comme quarante voleurs dans une circadienne, cosmique caverne platonicienne éclairée par Magritte, on se passe d’interprétation des rêves et de psychanalyse.

Ακουσαι ουκ επισταμενοι, ουδ’ ειπειν. Ne sachant pas écouter, ils ne savent pas parler. S’ils l’avaient lu, Cicéron, Horace, Boileau, Jean-Pierre Siméon qui ignorent ce qu’on découvre en maternelle, qu’il faut apprendre à lire avant de songer à écrire, qu’il suffit d’apprendre à lire pour se passer d’art d’écrire, se seraient épargné bien des efforts pédagogiques ou de spectacle.

Ει παντα καπνος γενοιτο, ρινες αν διαγνοιεν. Si tout devenait fumée, nous connaîtrions par les narines. De quelle cargaison en cinq cents volumes couvrant toute l’histoire de la philosophie encombrée de ses théories de la connaissance, en quelques mots Héraclite nous décharge.

Combien d’années-lumière séparent du cocoricant Descartes (cogito ergo sum sum sum, dit Gide) le génie de Pascal affrontant lui aussi, en deçà d’Héraclite mais plus précis, ce monde dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Illustrée la boutade de Gombrowicz selon qui il y a plus de différence entre hommes [entre artistes] qu’entre espèces animales.

Élitisme ? Pouvons-nous écarter d’un haussement de sourcils une pensée pour tous les Rimbaud à jamais méconnus ? – Pour Tristan Corbière, il s’en est fallu de peu. Ou ne pas nous demander si nous ne prêtons pas beaucoup à Héraclite ?

Oui, se garder de οιησιν la présomption, en suivant de grands matches de tennis, de juger sévèrement de moins bons joueurs quand on ne sait pas rattraper une balle ; pour nous elle n’est pas ιεραν νοσον un mal sacré*. Leçon les incunables d’art brut de Pierre Richard, Carlo Zinelli, Aimable Jayet, Aloïse Corbaz, la plupart internés, qui peuvent susciter autant d’émotion que de grands peintres. Latin d’église, livres érotiques sans orthographe, la poésie, de préférence s’ils l’ignorent, doit être faite défaite par tous.

Un livre en miettes, d’être relu. Élitisme ? Oui, mais rattrapant son étymologie quand la cooptation des siècles s’est faite inconsciente, celui du seul choix personnel.


* Je suis presque toujours les options quant au texte grec de Jean Bollack et Heinz Wismann (Héraclite ou la séparation, Minuit, 1972), et reprends presque toujours la traduction d’Yves Battistini (Trois contemporains, Gallimard, 1955).