En dessinant, en écrivant… par Éric Houser

Les Incitations

15 juin
2023

En dessinant, en écrivant… par Éric Houser

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Les dessins de Dominique Cerf, Liliane Giraudon et Hélèna Villovitch sont sur les murs de l’invisible galerie, à Marseille (à deux pas du cipM), jusqu’au 25 juin prochain. On s’en rend compte dès que l’on franchit le seuil de la galerie, les trois séries exposées (ou fragments de séries, plutôt) accordent, chacune de manière singulière, une place importante à l’écriture. Les deux pratiques, dessin et écriture, ne sont pas détachables, chacune devant compter avec l’autre et réciproquement. Cette exposition donne l’occasion de faire le point avec chacune des trois artistes et écrivaines : que font-elles au juste, en dessinant, en écrivant ? Quelle est leur idée, leur technique ?

 

J’ai vendu le cerf
Sur le mur du fond de la galerie sont déployés un peu moins d’une cinquantaine de dessins de Dominique Cerf, juxtaposés et tous de même format. De loin, saisi par un effet de masse, frontal, on ne peut pas déchiffrer ce que l’on voit mais seulement percevoir les deux tonalités colorées qui composent comme un unique grand tableau : noir, rouge sang. « Ce sont des dessins de sculpteur », souligne l’artiste, « en ce sens que comme mon travail de sculpture, ils partent du matériau, qui est là d’abord ». On pourrait dire qu’ils « parlent » le matériau brut utilisé, le graphite, les pigments, la cire. Le texte, une phrase, quelques mots, est toujours écrit au feutre noir ou rouge, en capitales. Il s’agit de leitmotive, formules, éclats de souvenirs, morceaux de textes empruntés à d’autres. Dominique Cerf évoque l’aspect répétitif de sa pratique, et le caractère « simple », ou brut, de ses dessins. Les mots écrits sont comme des inclusions, ils laissent entrevoir un événement, un contexte que l’on imagine souvent traumatique mais qui reste flou, et dont les dessins seraient comme l’empreinte. « Vendre le cerf, c’est un peu me moquer de moi-même, en essayant de me débarrasser d’une partie de mon histoire, de ma généalogie. De quelque chose d’insistant jusqu’à l’obsession. Il m’a fallu du temps pour que j’accepte l’idée de vendre… ». Ce n’est pas rien, de choisir comme motif récurrent l’animal qui est l’exact homonyme de son nom propre.

 

Assise par terre sur le marché de Toluca
Ce sont trois doubles pages de ses carnets (agrandies une dizaine de fois et transposées sur Aqua Paper) que Liliane Giraudon a choisi d’afficher sur le mur de gauche. Avec quelques dessins à l’encre, doubles pages aussi mais dans leur matériau et à leur petit format d’origine, extraites de carnets dessinés. Ces dessins, encadrés, sont accrochés un peu au-dessous des affiches, soulignant la différence d’échelle entre les deux séries. Les dessins « finis » sont en position basse, alors que les notes manuscrites, esquisses et dessins des carnets, en plus d’être très agrandis, sont exhaussés. Ce rapport d’inversion, ou de renversement, Liliane Giraudon y tient beaucoup. Le bas « vaut » le haut, toute hiérarchie devant pratiquement, c’est-à-dire lorsque l’on pratique un art, écriture ou dessin, être abolie. Les pages de ses cahiers (elle écrit et dessine tout le temps), qui peuvent contenir aussi bien un début de poème, des citations, des croquis, une liste de ce qu’elle a acheté au marché…, sont égales en dignité à ses dessins aux tracés en résilles minutieuses (dans Marseille il y a résille !), impeccablement encadrés et mis sous verre, qui ont quelque chose de la préciosité et de la patience d’un ouvrage de dame. « J’ai voulu montrer en plaçant ces dessins un peu au-dessus du sol mais très en-dessous de la hauteur du regard humain, que je dessinais en quelque sorte pour les chiens », affirme-t-elle. « Pour » : plutôt « à la place de » que « à l’intention de ». Ce qui vaut pour le dessin vaut également pour l’écriture. C’est d’ailleurs cette liberté avec le haut et le bas, comme horizontalement avec les genres et les modes d’expression, qui fait la force de ses livres. « Bricoler, griffonner, chiffonner, accommoder les restes, utiliser les angles morts, piller, coller, c’est ce que je fais ». Comme Frida Kahlo qu’elle cite dans son journal, Liliane Giraudon aime être assise par terre ou accroupie, à hauteur de chien, pour écrire dessiner, dessiner écrire. 

 

Rendez vous à vous-même une visite surprise
Les dessins d’Hélèna Villovitch, d’un format moindre que ceux de Dominique Cerf mais juxtaposés de la même manière, occupent le mur de droite de la galerie. Ils s’amusent à composer une série de variations sur le thème de l’autoportrait. Chacun d’eux est accompagné d’une « instruction » (à la manière de celles d’une artiste très aimée et admirée, Yoko Ono), proposition à l’impératif mais qu’on aurait tort de penser comme impérative. Par exemple : Rendez vous à vous-même une visite surprise. Feignez l’étonnement. Les dessins sont réalisés à l’encre de Chine. « Il s’agit d’une bouteille que j’ai héritée de mon père, d’une encre que j’appelle donc sympapathique », raconte Hélèna Villovitch. Le support est un papier pas tout à fait blanc, un peu ivoire, très lisse. « Ce que je fais en dessinant ? Je n’en sais rien et ne veux pas le savoir, en tous cas pas au moment où je le fais ». Pour l’artiste, il serait décevant que ce qui est réalisé soit simplement la matérialisation de quelque chose qui aurait été imaginé en amont. C’est pour cela entre autres qu’elle estime n’avoir jamais aussi bien dessiné que lorsqu’elle s’est cassé le poignet droit. Elle n’essaie pas de « mal » dessiner, mais s’intéresse surtout à la manière dont peuvent se composer l’idée d’un dessin et sa réalisation contrariée (en l’occurrence, par une main gauche qui ne « sait » pas dessiner). « J’ai l’impression que le dessin est réalisé par une version de moi-même un peu inconnue, que j’ai envie de découvrir et qui s’appelle, peut-être, mon inconscient ».