Jusqu'à la garde de Xavier Legrand par Michaël Moretti

Les Incitations

04 mars
2018

Jusqu'à la garde de Xavier Legrand par Michaël Moretti

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Quand conjugal se conjugue à l’imparfait

 

                             Prends garde spectateur, la montée progressive de la peur donne des hauts-le-cœur. Ce film réaliste voire naturaliste saisit. La critique est unanimement positive sauf Les Cahiers du cinéma le film retrouve les pires travers du mélodrame, pour faire de l'ensemble un épais dossier sur les violences conjugales. »). C’est vrai que c’est un film, organique, un peu Télérama, qui laisse sur sa faim, pour feu les Dossiers de l’écran. Les plans séquences du test de grossesse et d’anniversaire de la fille tout juste majeure, qui chante Proud Mary (Rolling on a River) interprété par les Turner – ce qui ne manque pas de piquant vu le sujet du film lorsque l’on sait comment Ike traitait Tina, sont inutilement trop longs. Ceci dit, frissons garantis !

 

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Planter le décor

 

                             La première scène, digne d’Asghar Farhadi (Une séparation, Jodaeiye Nader az Simin, 2011) inspiré de Depardon, des Dardenne et de Mungiu, dure 20 minutes : une JAF (juge des affaires familiales, « Il ne s’agit pas de savoir qui ment dans cette histoire, mais qui ment le moins »), deux camps, la mère, visage dur, fermé (Léa Drucker, une Lassie qui a la peau sur les os, femme fragile mais aucunement victime, mère forte aux yeux bleus paniqués qui joua déjà l’ambiguë Laurène Balmes dans Le bureau des légendes d’Eric Rochant, 2015 suite au repérage dans le court de Legrand), le père, grosse masse en survêt’ aux yeux de cocker devant l’institution, inspiré de Ne pas avaler (Nil by Mouth, Gary Oldman, 1997), a déménagé et changé de boulot pour se rapprocher de son fils, flanqués de deux baveuses qui s’étripent de conserve selon la procédure et l’enfant, pris en étau (juste Thomas Giora). Cette scène, digne de Pialat, dont Legrand n’a pas vu les films, puise, par le positionnement de la caméra, dans les origines du cinéma, chez les frères Lumière. Xavier Legrand a mené son enquête auprès de juges (audiences de conciliation), d’avocats, de police secours (sidérante scène finale d’un flic au bout du fil en montage alterné tenant le spectateur en haleine), de femmes battues, de psychologues, de travailleurs sociaux, de groupes de paroles pour hommes violents. La dextérité de la mise en scène, étonnante pour un premier long métrage, laisse croire qu’il s’agit d’un long plan-séquence alors que les plans, serrés et fixes, les champs/contrechamps sont nombreux. Yorgos Lamprinos (Mehdi Charef, Costa-Gavras, Panos Koutras) est au montage. Les voix précèdent parfois l’image : le témoignage du petit, contre son père (« J’ai peur pour mamanc’est pas un pèreje veux plus jamais le voir… »), lu par la voix neutre de la juge est poignant. Le réalisateur capte la tension, le malaise grandit. La décision de la juge, d’abord contre l’ex-mari, est finalement en faveur de la garde partagée. Fatale décision pourtant humaine. Nous sommes embarqués et indisposés. « C’était un pari aussi de commencer par cette longue scène de 20 minutes, où l’on n’entend que des plaidoiries, des mots, des mots, des mots, tout en gardant l’attention du spectateur. » déclare Legrand.

 

                             La force du film est d’éviter tout pathos, de travailler la peur par la suggestion, le travail du hors-champ selon la leçon de Tourneur (La féline, Cat People, 1942 ; « Avec les armes du cinéma, cette fiction rend visible la terreur qui ne se voit pas. » selon Léa Drucker). En effet, la musique est absente, les sons quotidiens, mentionnés dans le scénario avec story-board, sont amplifiés (les sonneries de téléphone portable, les horloges, les alertes sécurité de la voiture, le glissement de la ceinture de sécurité, les portes qui claquent, l’interphone, le bruit de l’ascenseur très flippant, les bruits des couverts lors des repas familiaux, etc.), les gros plans en intérieur où alternent fixité et grande mobilité (voiture, maisons, ces dernières étant la marotte du belge Joachim Lafosse dans L'économie du couple, 2016 lui-même inspiré de Dario Argento et Roman Polanski, « Je voulais parler de la maison, ce lieu où l'on est censé être à l'abri, alors que ce n'est pas forcément le cas » souligne Legrand) sont répétés mais sous différents angles pour accentuer l’effet d’anxiété et d’enfermement.

« C'est en inversant le point de vue de l'histoire que j'ai pu mettre en exergue le suspense du quotidien ». Le point de vue central est celui ensuite de l’enfant avec lequel les scènes, chronométrées, ont été tournées dans l’ordre chronologique : tout est grossi jusqu’à l’insupportable, le père, rejeté, devient un ogre, personnage central d’un conte cruel. Le fiston (« Je m'inquiète pour maman ») tente d’esquisser, ment même, pour ne pas être le pion d’une vengeance du père sur la mère. Il est harcelé (« Tu es devenu aussi menteur que ta mère ») par celui dénommé tant par le fils que par l’ex-femme, l’ « autre » : le géniteur parvient à obtenir les informations qu’il veut, sans se soucier de la violence psychologique. « C'est un rôle dur où il doit aborder de front la violence, la manipulation, la noirceur sans qu'on perde son personnage, sans qu'on le rejette et qu'on refuse de le comprendre. Il doit se glisser dans la peau d'un homme malheureux, en butte à lui-même, qui essaye de se faire aimer, mais vit dans le déni » explique Legrand. L’homme n’est donc pas monolithique, il pleure dans les bras de son ex (un sarkosien « J’ai changé »), terrorisée, contrôlant ses propos, ce qui permet de s’identifier ou de le rendre humain et d’expliquer, non pas d’excuser, l’escalade puisque tout le monde est contre lui, y compris ses parents. Chacun a ses raisons (Renoir).

Enfin, le film se décadre vers la femme enfermée pour une scène de terreur, qui marque. Vous n’entrerez plus dans une salle d’eau comme avant !

Le point commun ? L’homme désemparé, faible, aux prises avec ses douleurs d’enfance, rabaissé qu’il est par son père, manipulateur, tentant de reconquérir son ex, est l’axe principal de ces différents points de vue à l’enchaînement irréprochable.

 

                             Archéologie

 

                             Legrand était parti pour composer une trilogie de courts-métrages suite à la thématique et à la réussite d’Avant que de tout perdre (2013, 29’). Mêmes personnages, mêmes comédiens, équipe technique identique. Ne pas changer une équipe qui gagne après quatre prix au Festival du court métrage de Clermont-Ferrand (Grand prix, prix du public, de la jeunesse, de la presse), César du meilleur court métrage (2014) et sélection pour l'Oscar du court métrage. Le fils d’infirmière et de surveillant-chef de prison tournait déjà la journée tourmentée d'une femme : elle emmenait son jeune fils et sa fille adolescente au supermarché où elle travaillait. Femme battue, Miriam quittait enfin son mari. Alors qu’elle attendait sa sœur, pour les emporter, le mari débarquait suscitant l’angoisse chez tout le monde. Le long était déjà dans la tête lors du tournage du court puisque Jusqu’à la garde a été écrit en 2008.

 

                             Pas petit, Legrand XL

 

                             L’ancien acteur (diplômé du Conservatoire national d’art dramatique de Paris et élève de la tragédienne Nada Strancar qui joua chez Vitez, il intégra fin 2005 le TNP de Villeurbanne du temps de Schiaretti pour jouer dans La Mouette de Tchekhov puis Le Roi Arthur pour le TNS où Alexandre Gavras, fils aîné de Costa-Gravos et producteur de Jusqu’à la garde, était venu ­filmer La Cerisaie d’Anton où Legrand assistait ­Julie Brochen à la mise en scène mais aussi Shakespeare, Molière, Copi, Pinter, Vinaver, Delay, il vient de jouer Auto-accusation de Peter Handke ; « Le fait aussi d'avoir travaillé avec un metteur en scène comme Christian Benedetti, par exemple, qui a un vrai sens de la dramaturgie, a aiguisé mon esprit de construction. » ; au cinéma, il joue des seconds rôles dans Au revoir les enfants, Louis Malle, 1987, Les Mains ­libres de Brigitte Sy, 2010, Les Amants ­réguliers de Philippe Garrel, 2005), amateur de tragédie (« Je me suis très tôt passionné pour les auteurs tragiques grecs, puis pour Corneille, Shakespeare, Victor Hugo. Les liens du sang, le pouvoir et le crime... » ; « Je cherchais ce qui, dans nos sociétés modernes, était l'équivalent de la tragédie grecque »), y compris contemporaine, s’est laissé emporter, en parfaite maîtrise, par son sujet. Ses influences ? « C’est Kramer contre Kramer qui se termine en Shining, en passant par La Nuit du Chasseur. » déclare le metteur en scène. Ajoutons un côté Haneke pour la mise en scène clinique et fluide avec suspense hitchcockien sans omettre ses disciples, Chabrol et Brian de Palma.

 

                             A star is born to be alive

 

                             Ménochet est impressionnant, tout en retenu, il passe d’un éclair d’un regard d’agneau à celui d’un tueur. Rêve d’acteur. Pas étonnant pour cet amateur d’Hopkins, Hannibal le cannibale dans Le silence des agneaux (The Silence of the Lambs, Jonathan Demme, 1991), qui joua logiquement un flic dans Hannibal Lecter - Les origines du mal (Hannibal Rising, Peter Webber, 2007). Fils de bibliothécaire et d’ingénieur pétrolier, il a beaucoup voyagé (Norvège, Texas, Uruguay et Emirats arabes unis), ce qui lui vaut un parfait accent anglais. Il a donc joué le serveur dans La Moustache (Emmanuel Carrère, 2005), Le Skylab (en gentil militaire, Julie Delpy, 2011), Dans la maison (François Ozon, 2012), Toni dans l’excellent Grand Central (comme travailleur, la normalienne Rebecca Zlotowski, 2013), Je me suis fait tout petit (en séducteur face à Vanessa Paradis, Cécilia Rouaud, 2012), Les Adoptés (idem avec Mélanie Laurent, 2011) mais aussi dans Robin des bois (Robin Hood, Ridley Scott, 2010), The Program (Stephen Frears, 2015), Assassin's Creed (Justin Kurzel, 2016). Repéré dans La Môme (Olivier Dahan, 2007 où il joue un journaliste), sa carrière a décollé grâce au rôle de Perrier LaPadite, un fermier résistant face au nazi Waltz dans la scène d’ouverture dans Inglorious Basterds (Quentin Tarantino, 2009). A n’en pas douter, un futur Tom Hardy.

 

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                             Un film déjà amplement récompensé : longuement ovationné lors de la remise du Lion d'argent de la meilleure mise en scène et du Lion du futur, prix « Luigi de Laurentiis » du meilleur premier film à la Mostra de Venise 2017, prix du Public du Meilleur Film Européen au Festival International du Film de San Sebastiàn 2017, prix du jury au Festival International du Film de Saint-Jean-De-Luz 2017, prix du Meilleur Réalisateur au Festival International du Film de Macao 2017, prix du Public au Festival Premiers Plans d'Angers 2018. Le film a séduit à l'international et sera diffusé dans plusieurs pays européens, aux États-Unis, en Australie, en Chine et au Japon. Legrand travaille sur une comédie noire, ça promet !